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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Ressources complémentaires

Écrits

Bruit de temps

par B.W. Powe

Traduit de l'anglais par Derrick de Kerckhovem.

Table des matières

Un retour à Glenn Gould

Je reviens à Glenn Gould et à l'enregistrement de l'aria des Variations Goldberg – la seconde version, plus sombre, plus envoûtante, de 1982. J'imagine l'interprète transformé, plus arrondi maintenant, voûté sur son piano comme s'il voulait se confondre avec le clavier, proie du silence qu'il tend aux intervalles des arias.

Confession

Je reviens à Glenn Gould comme si j'avais oublié quelque chose, comme si je m'étais trompé la première fois que j'ai écris à son sujet. Je sais que quelque chose de l'homme et de sa vision m'échappe. J'écoute donc à nouveau ce qu'il a dit, je cherche à relire ses phrases, à remixer dans ma pensée la musique qu'il a faite.

*

Je reviens à Gould pour essayer de comprendre les ponts qu'il a jetés par ses méditations sur les médias électroniques. Si je pouvais seulement saisir les indices, les rapports, les associations électriques de ses jeux d'idées avec le moi – ses divers moi plutôt – alors, sans doute, se révéleraient les affinités secrètes, les codes, dans l'électro-ville, et nous trouverions des chemins dans nos moi fracassés, dans le sentiment déraciné, déracinant de la culture globale, dans les masques des pouvoirs des médias et les battements rythmiques, hypnotiques des rues de nos villes.

*

J'emporte avec moi partout ces bruits urbains-suburbains. Je n'en dors plus. C'est autant de gagné pour mes journaux intimes, pour ces bouts de papier sur lesquels j'écris ces notes.

Homo registrans

De son vivant, Glenn Gould ne s'arrêtait presque jamais de parler ni d'écrire. Ses articles, ses entrevues bavardent, ses documentaires radio mélangent les voix, fragments qui se détachent et s'envolent comme des slogans, des légendes publicitaires.

« Le microphone, disait-il, est un ami : on nous a élevés ensemble. »

Enfant de la vitesse de la lumière, avec de l'électricité dans la moelle et dans l'âme, c'était un des premiers de sa génération à déchiffrer les nouveaux circuits. La planète électrifiée nous administrait déjà les premières décharges. Exsangues aux entrées, exsangues aux sorties, nous passions des nuits blanchies à l'électricité. On commençait à se poser des questions pertinentes sur la télépathie. Et voilà que, soudain, nous avons accès à des pouvoirs que d'autres générations ne connaissaient qu'à l'état de rêves... télévision, radio, stéréos, enregistrements et, plus tard, bandes digitales, disques compacts, écrans petits et grands, vidéo-magnéto...

*

« À l'ère électronique, écrivait Gould, l'art de la musique sera bien plus naturellement une partie intégrante de nos vies, ce sera bien plus qu'un ornement, et, par conséquent, nos vies en seront changées bien plus profondément. »

Une clé dans McLuhan

En 1978, au Centre pour la culture et la technologie, voici la réponse que j'ai entendu donner par Marshall McLuhan (qui était assez fatigué à l'époque) après un discours d'un invité sur les médias électroniques :

« À l'ère électronique, nous vivons entièrement par la musique. »

J'ai cherché en vain cet aphorisme dans son œuvre, livre, lettre ou article. Pourtant cette phrase est une clé pour ouvrir l'œuvre de McLuhan et une clé pour nous-mêmes.

*

Les musicalisés sont ceux dont la sensibilité et l'esprit ont été formés par des enregistrements, ceux pour qui écho, rythme, sons, thèmes et variations sont des points névralgiques. Nous ne voyons pas où nous allons, mais ça ne nous empêche pas d'entendre tout autour de nous, et, tandis que nous avançons à tâtons, nous suivons des pistes sonores.

*

Et pourtant, qu'est-ce que cette musicalisation nous a apporté?

Chaos

Ordres et frontières s'effondrent; les choses se détachent, glissent, périssent; rien ne subsiste; les certitudes d'hier sont les incertitudes du jour; les technologies se reproduisent à telle allure que peu de gens peuvent rester au courant des inventions et des innovations qui se multiplient; les savants nous apprennent que le hasard et le chaos sont nos nouveaux universaux. Dieu – ou le code d'ADN – ne se contente pas de jouer aux dés avec l'univers; Il ou Elle change les règles du jeu à tout bout de champ; en réalité, Il ou Elle peut changer tout le damier n'importe quand.

Le chaos nous guette à n'importe quel tournant de nos vies. Quelle perspective tenir dans un monde gouverné par le mouvement et la transformation? Faut-il se planter fermement au centre d'une personnalité fluide qui se détend, se contracte, se compose, se décompose et se recompose avec de nouvelles pousses, qui grimpe et se tord comme une vigne autour d'une nouvelle forme? Ou bien faut-il commencer comme le grain de talent, d'esprit, d'amour ou de haine – pour croître et devenir tout à fait autre chose, une créature sans rapport avec l'original?

Le paradoxe est qu'il n'y a peut-être pas de paradoxe. On finira sans doute par admettre que tout ce que nous pouvons dire sur la nature des choses est bien provisoire et sujet aux seules lois dont nous pouvons être sûrs, celles de l'exploration et du changement.

La clé de la modernité est la transformation et le dépassement des frontières. Bizarres hybridations. Formes mêlées. Fourre-tout et renversements. Débris du passé, graffiti du moment. Le jazz à la sauce classique, le classique en pop, ou l'instrument d'époque pour un son d'époque. Les noms deviennent des verbes. De diamants, les hologrammes font des oiseaux. Tout est possible; tout peut s'imaginer; et donc tout – presque tout – est permis.

*

L'ordre et le chaos se rencontrent au creux d'une vague cosmique et décident de vivre ensemble comme des amants pour engendrer des mutations, des permutations de formes, puis se querellent et divorcent, laissant dans leur sillage des enfants de lumière et des enfants de vitesse.

Explorateurs

Pour Glenn Gould, l'exploration même était une méthode. C'était un artiste conscient de lui-même au plus haut degré qui faisait de cette conscience de soi une partie de son sujet. Le monde contenu dans sa tête nous a dessiné un nouveau théâtre d'appel et de réponse. Je sais qu'entendre Gould jouer du Bach, du Beethoven ou du Berg, ou parler à la radio, c'était écouter la musique, l'entrevue comme si je n'avais jamais entendu quiconque jouer ou parler comme cela auparavant.

*

« Toute la musique préexistante, disait Gould, peut désormais servir d'arrière-plan à l'avant-plan duquel on doit mettre le désir de l'auditeur de proposer ses propres associations. »

Variations Goldberg, BMV 988 (1982) CBS Inc.

Il y a de la résignation et de l'extase, de l'introspection et du grandiose dans l'ultime interprétation des Variations Goldberg. Le retour de Gould à ce morceau était à la fois poignant et ambigu – un morceau transformé par le fantôme-visionnaire du studio d'enregistrement. Cette version est un adieu, mais aussi une refonte. On s'accroche aux notes; dilatations dynamiques; nouvelles relations; accents prononcés. Dans sa seconde version des Variations, Gould exploite un nouveau moyen de production et de transmission: l'enregistrement digital et la technologie du disque compact. Cet enregistrement fut aussi un des premiers grand succès de ce format nouveau. La présence fantomatique de Gould y est palpable, comme le poids de sa main sur le clavier; on l'entend chanter tout bas, plaintivement, comme jamais avant.

*

Il faut résister à la romantique tentation du thème de l'adieu, à l'idée que Gould sentait s'approcher la mort, l'entendait déjà et que cet enregistrement serait son testament. L'interprétation est si sobre, si disciplinée, si parfaitement conçue pour les effets précis qu'on ne peut affirmer autre chose que le fait que Gould ait été complètement absorbé dans son activité de révision et de réaudition.

Gould invite au dialogue. Le repos et la tranquillité ne se confondent pas avec la passivité. Nous sommes invités à poser des questions, à fouiller dans la matière musicale, à impliquer, à refuser la monomanie d'un monologue, à prodiguer nos propres sentiments, même incomplets, nos propres idées, nos propres réponses. C'est l'aria, l'air automnal qu'il y évoque que donne cette impression que la mort le hante, qu'il est malade, au bord de la crise de nerfs. Mais cette humeur nous invite seulement à ralentir, à nous pénétrer des touches et des tons, à nous émerveiller.

Espace d'écoute

Dans n'importe quelle pièce – n'importe où en ville ou ailleurs – équipée d'une chaîne haute-fidélité, de haut-parleurs, de contrôles de volume et de distribution, d'un amplificateur et d'un syntoniseur, nous trouverons de la place pour entrer dans les Variations. Gould a mis de l'espace d'écoute dans les intervalles de ses interprétations.

On peut changer le texte, changer la texture, créer un nouveau contexte. Mais on ne peut pas changer de fond en comble les Variations Goldberg. Certaines coordonnées sont fixées par Gould. On n'a pas encore inventé la technologie qui donne un accès sans limite à l'auditeur. Les médias interactifs – c'est ainsi qu'on les nomme – ne sont pas des médias de masse, des voies à sens unique de reproduction et de transmission. Quand vous entrez dans l'interactivité, plusieurs voies s'offrent à vous. L'interactivité, c'est le renversement des médias dits de masse en dialogues privés.

*

Au cœur de l'espace d'écoute, la solitude de l'écoute précédente est rechargée : la mémoire se charge du présent dans l'intervalle ou l'écart que cet espace compose avec le passé; rien ne se perd si nous avons les moyens de relier le présent au passé.

Déclaration

Le Nouvel Auditeur, disait Gould, « n'est plus passivement analytique; c'est un associé dont les goûts, les préférences et les inclinations dans le moment même altèrent sensiblement les expériences auxquelles il accorde son attention, et sur la participation duquel l'avenir de l'art musical repose… Il représente aussi, c'est entendu, une menace ; c'est un usurpateur en puissance, un intrus au banquet des arts, quelqu'un dont les préférences menacent la familière hiérarchie de l'académisme musical. »

BMV 988 (1982), deuxième partie

À cette interprétation, Gould a apporté l'illumination, la tendresse, la rigueur et l'extase. Dans le sillage de la lumière et de la passion, nous décelons le contre-thème, la tension intérieure que dessine la ligne d'équilibre. Car il y a ici de l'énergie sauvage et de la fureur, des rythmes obsessionnels et des solipsismes, significations privées, inaccessibles. On se souvient alors que Gould s'est froidement retiré du monde, qu'il a refusé de jouer devant un public, qu'il parlait d'auditoire en termes d'odeurs et de nerfs, comme d'une poignée de main humide, qu'il aimait la vie solitaire et la compagnie de choses qui n'étaient pas humaines.

*

On n'a pas toujours, pas souvent le choix de passer de l'action à la retraite et retour, de l'isolement au bain de foule. Il arrive que la solitude pèse trop lourd. Alors on ira au devant des difficultés consciemment – et inconsciemment. Plus il y a d'obstacles, mieux c'est, car les obstacles entraînent toujours un certain type d'engagement. Et puis il y a aussi tout simplement le désir de foncer à travers la nuit et le jour, toujours plus vite, en quête de rien de spécial, du moment que ça bouge.

Serait-ce un désir de communauté, d'humanité qui vous amène à l'assemblée, au dialogue, à l'argument même, qui vous met à la merci de la célébrité, du grand circuit? Ces allers et retours entre la foule et l'isolement, entre le contact et l'exil, c'est peut-être le combustible de ceux qui naviguent dans les courants d'électro-ville.

*

La vie de Gould, ascétique et prophétique, généreuse et monstrueuse, semble emblématique pour ceux qui sont nés dans la vitesse de la lumière. Et pourtant, qui était la personne que nous entendons dans la 16e des 30 variations?

Un son, une voix, un fantôme de sillon, quelques photographies, des images de télévision, une présence que je règle au bouton au gré de mon humeur.

Ici

Je suis resté fidèle à la loi du mouvement en écrivant ces pages. Je suis allé de Toronto à Banff, à l'École des beaux-arts de Banff, plus particulièrement au Media Centre, qu'on vient d'ouvrir. L'édifice Jeanne and Peter Lougheed (prononcer « lo-hide ») a l'air d'un décor pour « Dead Ringers », le docudrame de David Cronenberg sur Toronto. Il y a des murs de clinique, blancs, des poteaux rouges, des châssis de fenêtre noirs, une vue de montagnes genre carte postale, avec des arbres et des vallées. Le centre vibre toute la journée. Des borborygmes de jazz et de rythmes montent des studios du rez-de-chaussée; on allume et on éteint partout les postes de télévision, des haut-parleurs minuscules déversent du new wave hypnotique et minimaliste, vague permanente, toujours recommencée. Des bruits de paroles se brisent contre les murs des halls. Des ordinateurs ronronnent. On appelle Montréal en téléconférence. L'architecture doit être postmoderne, car je suis rentré dans tellement de poteaux.

« J'oublie parfois que j'habite à Banff... entre les montagnes... avec tout cet air frais », dit Michael Century, directeur des Arts médiatiques.

Nous sommes enchâssés dans les médias, l'acier et le béton. Il y a des gens qui lisent Umberto Eco, James Gleick, Arthur Kroker, Stewart Brand et Marshall McLuhan. Au déjeuner, j'entends plus parler des médias.

« La philo de ce film ne me disait rien... » « Il y en avait de la philo, dans ce film? »

« Il y a toujours de la philo dans un film, Amy... »

« Pas quand je suis là. »

…Les montagnes inspirent la réflexion et le calme; le centre inspire plutôt la conscience de soi-même, la conscience aussi de tout ce câblage qui va se perdre jusque dans les banques de données. L'obsession courante ici, c'est de faire des connections globales. Nous sommes médusés par les médias, hypnotisés par les écrans, plongés dans l'hyperréalité de la vie redoublée par le virtuel, par le jargon du Nouvel Âge, par les modèles graphiques et les boîtes à rythme. On plane dans les médias, on en est intoxiqués.

*

J'en oublie les promenades au grand air, l'odeur de pin, le craquement de la neige sous mes pas, les chasses des coyotes dans les taillis, les mouvements des petits groupes d'élans paissant sous les arbres. Dans les rues de Banff, on voit passer des skieurs du Japon ou des États-Unis en tenue de ski dernier cri, walkman compris. Ils font la queue à la porte de discothèques tapissées d'écrans de télé mur à mur autour des pistes de danse.

À voir tout cela, je me demande si nous ne nous sommes pas fabriqué une hallucination globale, un isolement global; comme des possédés, nous sommes convaincus que les télés, les micros, les banques de données influencent et dirigent nos psychés. Nous avons peut-être jeté la nature à la poubelle. Tous les livres que je lis au déjeuner, avec le thé, les œufs et bacon, le jus de pamplemousse et d'orange mélangés, m'apprennent que la seule réalité est l'hyperréalité, que nous sommes tous passés aux rayons X, pacifiés et infiltrés, que la personne assise à la table d'à côté est probablement un cyborg. Les médias ont ensorcelé notre esprit et notre langage; et nos rêves aussi succombent à leur envoûtement.

*

C'est que j'écoute Gould; on m'a donné des cassettes, un écran de télévision, un vidéo-magnétoscope. Le vent plaque de la neige et de la glace sur les sommets, moi, je regarde Gould qui parle de paysages déserts et de « The Idea of North » [l'Idée du Nord].

Je jette un œil dehors sur le jeu du vent dans les bois de pin; retour à Gould qui discute avec Bruno Monsaingeon. La nuit, le ciel de Banff dépasse tout ce que j'ai jamais pu voir à Toronto en fait d'étoiles et de galaxies; retour au ciel de mon Sony où je vois Gould parcourir Toronto dans un documentaire banal et périmé de Radio-Canada. C'est dans ce film qu'on voit Gould conduire sa Lincoln Continental à travers une ville que j'ai peine à reconnaître; au dehors, la petite ville de Banff (population d'environ 5000 habitants) s'enfonce dans l'obscurité.

*

Voici Gould en « tête parlante ». Il se souvient de Toronto; il se souvient de son besoin de silence, de nuit, d'espaces ventre-maternel. Il prend position sur le puritanisme et l'intimité, et dans ces documentaires je remarque que sa posture physique change au fur et à mesure qu'il devient un être de transmission. Les documentaires montrent Gould assis (devant un piano, un journaliste, un volant de voiture), debout (devant la silhouette de Toronto, ou parfois le dos tourné), marchant (emmitouflé dans son pardessus, à New York, dans un autre film, avec sa chaise préférée sous le bras). Il n'a jamais l'air bien dans sa peau. C'est dans ses mains que se rassemble la forme vitale. La plupart des documentaires s'attardent longuement sur ses mains, à l'affût de leurs bonds, de leurs chutes, de leurs croisements et de leurs attaques. Nous pouvons voir que Gould aussi étudie ses mains, les suivant du regard, comme s'il analysait leur portée, leurs attaques, surveillance étroite de chaque touche, chaque note, chaque phrase, chaque dynamique.

*

Le soir, le Media Lab se vide de paroles et de mouvement. La colonie d'artistes – la « montagne magique » selon certains – se retire. Et je continue à observer, dans ces bandes vidéo, comment Glenn Gould est en train de perdre son corps, devenir des mains sans tronc, une tête sans cou. Il pontifie sur la fin des salles de concerts et comment les studios d'enregistrement et les caméras de télévision feront du monde une scène de télévision, avec des connections et des auditoires partout.

Même dans les montagnes, loin de Toronto, le spectacle de sons et couleurs mondial fait son chemin et nous travaille.

Mur à graffiti

L'AUDITOIRE SERAIT L'ARTISTE ET SA VIE SERAIT L'ART
Glenn Gould

LA TECHNOLOGIE EST DÉSORMAIS CAPABLE DE CRÉER UN CLIMAT D'ANONYMAT ET DE DONNER À L'ARTISTE LE TEMPS ET LA LIBERTÉ DE PRÉPARER SA CONCEPTION D'UNE ŒUVRE AVEC LE MAXIMUM DE SES MOYENS, POUR DIRE AU MIEUX CE QU'IL A À DIRE SANS DEVOIR SE PRÉOCCUPER DE CHOSES TRIVIALES COMME SES NERFS.
Glenn Gould

LA VILLE ENVOIE
LE SON
DES ARTISTES
DE NOTRE ÈRE
AUX QUATRE COINS
DE LA TERRE
-- Annonceur de l'Office national du film/Off the Record

Bruit de temps

Foules, rues. Essaims de néon et néon-modernisme. Les gens peuvent vous submerger, vous engouffrer, vous rattraper et vous emporter là où vous ne voulez pas aller. Ces visages autour de vous, dans les rues de la ville, s'épatent devant les dômes, les boîtes et les tours (Flash : la Tour CN, seringue d'un morphinomane géant), les galeries et les monuments, les façades et les miroirs, gigantisme et constructomanie. C'est le temps du bruit, et le bruit de notre temps.

Message subliminal

EAT ON CENTRE (« mange au centre » – consommez, consommez)
EATONS (« mange des tonnes » – il en restera toujours assez)

*

Toronto. C'est cette ville que Gould sondait dans sa mémoire, comme un mirage.

Société de répétition

Les rues des villes servent de scène. Les lampadaires électriques sont les feux des rampes des avenues et des boulevards, des coins de rue et des allées. Punk ou mime, prêcheur ou pute, politicien ou vendeur de fermeture, la nuit tombée, Gould prenait sa Lincoln Continental pour voir le spectacle, le cirque, le drive-in généralisé; laissez-vous porter par le mouvement dans un bar ou une boîte de nuit, le groupe qui vous suit est peut-être fait de voyous ou de flics en civil.

*

Le cri de la rue, c'est du rock. Ce n'est pas du Bach, du Beethoven ni du Brahms (quoique, en fait, ça se discute : Wagner, à sa façon, nous prépare à Led Zeppelin). Malgré l'espoir exprimé par Gould d'une ville orchestrée, un univers de Nouveaux Auditeurs, le milieu urbain est rock. Les voitures aux fenêtres ouvertes laissent échapper des explosions de notes comprimées qui tour à tour nous assomment et nous bercent.

*

La musique émerge avec le rythme des voitures. Le principe est la répétition. Les bruits des pots d'échappement, les klaxons, les crissements de roues se fondent dans le grondement inarticulé de la foule. Dans la rue, le murmure indistinct laisse parfois passer de confuses paroles, bribes et dissonances.

C'est une grande machine à bruit. Une machine qui menace de noyer la voix humaine, de nous rendre sourds. Les machines à bruit créent les rythmes de l'hypnose, le chant de l'argent et le chant des nouvelles constructions.

*

Gould observait son environnement au volant de sa voiture (une Lincoln bâtie comme un joli tank) pour commenter et regarder à distance. Il pouvait ainsi programmer son monde : il pouvait faire jouer ce qu'il voulait sur sa radiocassette; il pouvait chanter, réciter ou répéter une partition.

État-jolt

Est-ce que Gould avait compris que l'électrification privilégierait le mouvement, accélérerait le milieu, ferait de Toronto, sa ville, un torrent de tours qui montent et qui descendent? On a rasé la ville de la paix dans les années 1980. Toronto ferait désormais partie de la gamme des expériences nord-américaines, point nodal et l'état transnational.

*

Le rock est le bruit de fond de cet état.

Toutefois, je suis sûr que la monotonie des voitures et des chantiers n'est pas ce que Gould avait en tête dans sa vision d'extensions médiatisées des styles musicaux, dans ce qu'il attendait de l'implication passionnée dans l'analyse de la structure.

Les stars et les groupes rock se donnent des noms de corporations, des noms de masse, s'affublent de mythes comme Boston (une ville), Springsteen (la source de Jouvence), Madonna (vierge et prostituée) et Quiet Riot (clip de journal télévisé, minuté, l'information comme détonation).

Gould était un anachronisme de cet état-jolt. Et pourtant, c'est bien lui qui a jeté les bases des techniques d'enregistrement et de production vidéo que les stars du rock ont avidement reprises. Mais ce qu'il aurait pensé d'un réseau de vidéo-rock permanent relié à l'Europe et à l'Australie, c'est que c'était un engourdissement 24 heures sur 24, résultat prévisible de l'embarras du choix qui mène à des sélections exclusives, réactionnaires, le contraire du choix et de la variété.

Anti-chaos

Gould menait ses explorations à l'intérieur des limites précises. il ne se rendait pas au chaos, au caprice, au goût de voir du nouveau, de conquérir d'autres terres; il n'était ni sans abri, ni sans racines. Il lui fallait un cadre (un lieu désert, un appartement, un studio, le Centre Eaton, une Lincoln Continental, une fugue), et il s'en contentait pour son travail. Même si les sons qu'il créait de son studio se diffusaient librement dans les champs électo-magnétiques, lui-même préférait des itinéraires plus rangés. Il ne se sentait jamais à l'étroit, ayant choisi lui-même ses limites. Seuls ceux qui aspirent à la mobilité totale souffrent des contraintes des structures formelles.

Pour Gould, il devait y avoir une cohérence subtile, une contrainte logique, une discipline de puritain. Sa formation était basée sur la discipline la plus rigoureuse et sur la tradition de Bach. Son talent personnel pouvait se reposer sur – et parfois contre – cette tradition.

Gould trouvait la liberté dans la lecture et la relecture des classiques, à la recherche de l'idéal dans des canons établis. Le studio était un espace de concentration qui encourageait l'expansion mentale. La ligne mélodique se pliait à tous les essais de montage, de remontage et de ré-enregistrement.

*

Gould a dit :
« L'emprisonnement serait l'épreuve parfaite de la mobilité interne et donnerait la force qu'il faut pour se tirer de façon créative de la situation humaine. »

Le rue cosmique

La ville est sexuée. Les gratte-ciel, les affiches et les bruits sont tous chargés de sexualité, de ce qui, dans notre nature, a échappé à l'abrutissement de la vie urbaine. Nos mouvements sont des reptations, des oscillations entre l'étreinte, la pénétration et la retraite, la danse nuptiale qui fait partie du style rock.

Gould a dit qu'il était « le dernier des puritains », et il a ignoré la charge sexuelle. Son espoir – disait-il – était de parler à un univers d'auditoires idéalisés et de découvrir l'interprétation définitive d'un morceau. Il semble parfois qu'il aurait préféré ne pas avoir de corps du tout. Il aurait chassé volontairement la sexualité de sa vie, bien que chacun de ses enregistrements vibre de tension.

Le masque de la civilité

Nous voudrions bien garder, sur Gould, une illusion : celle de croire, ce serait bien agréable, que Gould était aimable, léger, sans rage, excentrique sans doute, mais, dans l'ensemble, un « brave type ».

Cette illusion, bien canadienne, du masque de civilité cache la vérité. Nous avons réussi, on ne sait trop comment, à convaincre le monde entier que nous sommes une nation polie, une société civile. Mais nous savons bien, dans notre for intérieur, qu'il y a des nœuds, que nous sommes gauches, introvertis, méprisants, difficiles, envieux pusillanimes, repliés sur nous-mêmes, remplis sans aucun doute d'une rage sans bornes, avec, pour calmer le tout, une dose inattendue de mysticisme nordique. La surface bien tempérée, anonyme, du Canadien moyen nous permet de voyager incognito dans des paysages peuplés de masques nationaux belliqueux.

Le masque de civilité se porte ou non suivant le degré d'anonymat que l'on désire atteindre. Gould a exploré bien des aspects de lui-même, mais qui dira en fin de compte quels combats, quelles colères et quelles extravagances il y avait en lui?

[…]

Agent double

Gould savait bien qu'il pouvait aller plus loin s'il voyageait incognito. Le monde électrique favorise l'agent double. Gould créait des doubles, des masques, des faux pour ne jamais être pris en flagrant délit de simple identité. Andy Wharhol avait envoyé un sosie à sa place pour une tournée de conférences aux États-Unis; Thomas Pynchon, qui nourrissait une terreur superstitieuse d'être photographié, envoya le faux professeur Irwin Corey, maître ès turlupinades, recevoir le Prix national du livre à sa place pour son roman Gravity's Rainbow. Ces artistes avaient parfaitement compris que la foule parle d'une seule voix. Une voix, cependant, c'est un monologue (monotone et tyrannique); ce n'est qu'avec plusieurs voix qu'on peut faire plusieurs lectures, trouver plusieurs significations. Avec plusieurs voix, comme dans celles d'une fugue, il faut trouver l'espace d'écoute, les failles et les fissures, pour se forger une lecture de tous les signes.

Le masque de la civilité (II)

John Roberts, un de ses amis d'enfance, raconte que Gould vint lui rendre visite chez lui. Le pianiste se trouva un soir, tard, devant sa porte. John Roberts demanda qui était là. Gould répondit : « Je suis John Roberts. »

*

John Roberts et d'autres amis ou associés ont parlé du talent de Gould pour l'imitation, son amour des accents, sa joie de surprendre les gens avec des incarnations inventives, mélangeant le vaudeville au genre wagnérien dans un jeu permanent de changements de points de vue.

Ces mêmes amis ne laisseraient pour rien au monde des étrangers entrer dans cette maison de verre que fut la vie de Gould. Cet enfant de la vitesse de la lumière a sans doute essayé de fuir les filets de la sexualité, et peut-être même de la mort.

Le docteur Faust

Gould était à la recherche d'un « Doppelganger » exotique, miroir du rôle que lui-même s'était assigné d'être un explorateur des possibilités de l'enregistrement. Selon John Roberts, « il s'intéressait au plus haut point à l'immortalité... et, vers la fin de sa vie, il avait entrepris des études de théologie. » Pour constituer son double, Gould avait – choix éminemment énigmatique – pris pour modèle Le Docteur Faust de Thomas Mann.

Pourquoi ce choix du docteur Faust? Et pourquoi précisément la version que Mann a tirée du conte classique? Il y en avait bien d'autres, celles de Marlowe, de Goethe, de Valéry, et même celle de Brian de Palma dans son film « Le Fantôme du paradis » (« He sold his soul for Rock'n Roll »).

Résolument, Gould a choisi la version qui concernait un compositeur, Adrian Leverkähn, dont l'inspiration venait d'un contemporain de Mann, Arnold Schönberg.

*

Disons qu'il y a un moment où l'esprit des Lumières, spirituel, épris de sciences, de réformes, de connaissances encyclopédiques, se renverse en diabolisation. Prenons l'exemple de Diderot ou de Bach pour représenter ce pragmatisme. Nous voyons que Diderot devient Faust à partir du moment où il veut nous assurer que l'intellect peut trouver le secret de toute vie, et se met à négocier le contrôle totalitaire et les connaissances cachées. La simple humanité se voit donnée en échange d'un pouvoir divin.

Gould larvaire

Me voici à nouveau aux prises avec cette fascination de Gould pour Le Docteur Faust de Thomas Mann. Quand j'ai commencé à écrire sur la pensée de Gould, je me posais des questions sur son état d'esprit à cause de sa prédilection larvaire pour les randonnées nocturnes dans des rues sombres et isolées, à cause aussi de cette extension technologique de lui-même dans les réseaux du téléphone, des enregistrements et de la radio. Bien sûr, il y a le fait que Gould aimait se payer notre tête. Il n'arrêtait pas de changer de masque et de voix pour amuser, divertir et enseigner. Mais qu'arrive-t-il si vous décidez d'absorber l'obscurité en vous-même? Qu'arrive-t-il si vous vous affublez du masque de la démonologie, si vous laissez filtrer les forces destructrices du Mal, ne serait-ce qu'exclusivement par l'imagination? Est-on aussi vulnérable devant les forces du nihilisme? Peut-on chasser les idées mauvaises qu'on a laissé entrer en soi? Quelle immunité opposons-nous à la subversion? Plus vous utilisez de voix différentes, plus vous risquez de perdre le contrôle de ce que vous dites.

Pour moi, ce ne sont pas là des questions faciles à poser. J'ai longtemps cru que les esprits rebelles ont un versant sauvage. L'intelligence créatrice frôle l'obscurité et le danger. Un artiste qui n'est pas travaillé par un démon destructeur a toutes les chances de n'être qu'un aiguilleur du Nouvel Âge, trop léger, pas trop brillant. C'est plutôt la Nouvelle Rage qui réveille la vision du rebelle.

*

Et pourtant, pourquoi Gould et Faust? Pourquoi ne pas choisir un autre double? Pourquoi pas Don Quichotte?... ou Hamlet?... ou Ulysse? Pourquoi pas l'Homme-Éléphant... ou Gregor Samsa?

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Peut-être était-ce par souci d'autocritique que Gould s'intéressait si fort au docteur Faust de Mann. C'était peut-être sa manière de faire amende honorable pour toutes les excentricités qui irritaient tant de gens à son sujet. Est-ce comme cela qu'il se moquait lui-même de ses fétiches, de sa chaise, de son pardessus, de son chapeau, de ses gants et de son piano préparé? Le sain pragmatisme d'un Bach, s'opposait, en Gould, aux hyper romantiques qu'il admirait, Wagner, Scriabin, Richard Strauss et, de nouveau, Schönberg au crépuscule de cette tradition... Tout de même, c'est peut-être une erreur de ma part que d'essayer de déchiffrer quoi que ce soit dans ce Gould larvaire. Il souffrait d'hypertension vers la fin de sa vie. Il en faisait trop voir à son corps. Son intensité même l'aura épuisé. Comme John Roberts l'affirmait, Gould commençait à s'intéresser à la théologie. Un simple flirt avec Faust ne devait pas nécessairement tourner à la passion tragique.

Gould tissait des toiles, des racontars, des mythes à son propre sujet et sur ses amis. Chaque fois que j'écris à son sujet, je suis furieusement tenté d'en rajouter. L'histoire de Faust est irrésistible pour un écrivain : inéluctable à force de précision, de provocation.

Je dirais que Gould a très bien senti le côté métamorphosant de la technologie; il a vu, et entendu, et ressenti, et envisagé, sur un plan critique, les énergies métamorphiques des circuits électroniques, et la portée de cette période de feu humain, la création de nouvelles chaînes et la fureur du chaos.

Failles des médias

En 1978, Marshall McLuhan travaillait avec son fils Eric – un McLuhan marginal – sur le manuscrit d'un livre qui a paru sous le titre Laws of the Media. L'attaque de McLuhan et la paralysie verbale qui a suivi l'ont empêché de terminer lui-même ce livre ambitieux qui essayait de ramener à la lumière du jour les structures profondes des médias, la dynamique cachée de n'importe quelle invention humaine. Le projet de livre était peut-être condamné à l'avance : de la main même de McLuhan, seuls ne restent que des brouillons, fragments, graffitis et pièces rapportées. McLuhan croyait avoir identifié cette structure profonde qu'il appelait « tétrade ». D'après lui, les technologies suivent des lois ou des mouvements à quatre temps : extension, déplacement, récupération et renversement. Sans obligatoirement suivre cet ordre linéaire, toute technologie devait tour à tour ou simultanément prolonger ou augmenter un aspect du corps ou d'une faculté humaine, déplacer ou refouler une technique plus ancienne correspondante, récupérer ou rappeler quelque chose de plus ancien encore, d'oublié même, et se renverser, in fine, à force d'expansion et de saturation, en une forme ou un effet contraire.

McLuhan étudiait les failles et les cassures des codes de la technologie. Il assurait que ces principes révélaient comment nous sommes manipulés – possédés – par nos médias. Il n'importe guère que sa découverte telle quelle ait une portée durable ou non; ce qui compte, c'est que McLuhan a montré qu'il y avait moyen de trouver le défaut de la cuirasse des médias. On pourra désormais éviter l'hypnose, interrompre la domination, saisir les mécanismes secrets et, de cette façon, humaniser et traduire ces forces prodigieuses en thèmes de jeux, en sondages épistémologiques, comme le jeu des perles de verre du Magister Ludi de Hermann Hesse.

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Gould avait sans doute pressenti cette dynamique structurale des médias électroniques : les renversements de points de vue, les revirements soudains, les masques multiples, le retour au classique, l'évacuation des interprétations périmées, la retraite des performances publiques – acte qui signalait pour lui la fin prochaine de la star, du soliste de concours, et une attaque frontale contre le concept même de monopole.

Arias de repos

Gould était conscient du danger de libérer les forces de la haine, de la violence et de la méchanceté dans les réseaux amplifiés de systèmes d'enregistrement. Il savait que les machines de création, dans les studios et les laboratoires, pouvaient prendre une tournure apocalyptique, la voie de la terreur de l'illumination. Avec le déploiement illimité de nos corps dans l'espace par les ordinateurs, les téléphones les fac-similés, la télévision et les satellites, l'âme est livrée au supplice de la roue. L'environnement tout entier peut se muer en salle de torture. Nous en viendrions alors à appeler de tous nos vœux un régime totalitaire, la soumission absolue de l'homme, de l'animal, de la nature même.

C'est ainsi que dans ce qu'il écrivait, dans ce qu'il disait, Gould prêchait la modération, l'humour, la maîtrise de soi, la compassion et l'oubli de soi-même. Analysez et critiquez, disait-il. Trouvez l'équilibre des régulateurs. D'immenses pouvoirs sont à votre disposition. Ces pouvoirs, renforcés et répétés par les médias électroniques pourraient tout aussi bien enflammer les âmes, enrager les esprits, conditionner des réflexes, faire hurler de douleur, ou nous noyer dans les flots de choses à apprendre.

La réponse qu'exige notre situation est d'être responsable. Gould était un prophète dont la foi dévote en la pensée lui faisait croire qu'on pouvait arrêter, canaliser et sublimer les énergies néfastes dans des arias de repos.

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