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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Écrits

Le soliste par excellence

Un portrait de Glenn Gould

[The Ultimate Soloist
A Portrait of Glenn Gould]

par Angela Addison
Source

Traduit de l'anglais par la Bibliothèque nationale du Canada. Reproduit avec la permission de l'auteure; tiré du Bulletin of The Glenn Gould Society, 10, vol. 5, no 2, octobre 1988.

Introduction

Être l'ami d'un génie n'est jamais chose facile. Il s'agit peut-être de la relation humaine la plus fragile. Glenn Gould était un ami insaisissable, énigmatique, secret et solitaire. J'avais aussi un ami loyal, généreux, affable, amusant et, bien entendu, incroyablement brillant. Par-dessus tout, Glenn était un perfectionniste qui possédait un des dons humains les plus rares : la grâce. Par grâce, j'entends simplement l'état de posséder l'inspiration divine et de se renaître en puisant dans les énergies créatrices intérieures que procure cette inspiration.

Il ne s'agit pas ici d'une biographie de Glenn Gould. Je ne suis aucun ordre chronologique. J'ai plutôt essayé de tracer un portrait, ou une série de portraits, d'un Canadien dont l'esprit était essentiellement nordique. Il avait un esprit vaste, aussi vaste que le pays qui l'avait façonné. Les thèmes qui le caractérisent sont intimement liés à des images et à des rythmes du Nord qui, pertinemment, se déroulent en contrepoint à la vie et à l'individualité de Glenn.

À un certain niveau, en des termes mythiques, le Nord est aux Canadiens ce que l'Ouest est aux Américains. Comme le fait ressortir son documentaire, « The Idea of North » [L'Idée du Nord], Glenn a été grandement influencé par l'imagination nordique. En même temps, certains traits de la personnalité de Glenn reflétaient, de manière fascinante, les idées nordiques. Cette attirance magnétique à tout ce qui était nordique se manifestait dans les pensées et les agissements de Glenn. Le Nord demeure toujours une puissante source où l'on peut puiser à de nombreux niveaux. La communion entre un vaste et mystérieux espace métaphorique d'énergie éternelle et un des grands esprits dynamiques de notre époque m'a toujours intriguée. J'ai tenté d'illustrer cette interaction étrange, mais naturelle, en relatant des expériences vécues et des conversations que je me suis rappelées.

À un niveau différent, et peut-être moins profond, j'ai tenté de prévoir et d'éviter la double accusation d'idolâtrie et de faux témoignage. J'ai voulu révéler les défauts mineurs, et parfois amusants, de Glenn, c'est-à-dire ses petites manies, afin de pouvoir contempler l'ensemble de la personnalité de cet homme. J'ai aussi pris fermement en main ma propre tendance à considérer les choses sous un angle dominé par les sentiments impressionnistes, un effort que je suis persuadée que Glenn lui-même accueillerait avec enthousiasme.

Si je réalise mon objectif, le lecteur pourra se sentir un peu plus près du personnage légendaire, de l'artiste visionnaire et de la personne très humaine qu'était Glenn Gould.

Il a mené un voyage extraordinaire.
Glenn Gould au sujet de J.S. Bach

Pourquoi, dans un pays si jeune, l'espoir nous provient-il d'espaces inhabités et du merveilleux silence?
Gabrielle Roy : Ces enfants de ma vie

Uptergrove : L'autre rive

Durant les années cinquante et soixante, lorsqu'on demandait à Glenn Gould d'où il était originaire, il répondait immanquablement : « Uptergrove », l'épelant souvent pour ceux qui croyaient, avec raison, qu'il devait dire « Uppergrove ». Si, comme il se produisait parfois, on rappelait à Glenn que c'était un fait généralement reconnu qu'il était originaire de Toronto, il contredisait rarement son interlocuteur. Après tout, il était né à Toronto, qu'il le veuille ou non, et Glenn, toujours affable, n'aimait pas les désaccords pointilleux sur ce qu'il considérait comme des détails mineurs. Ce qui n'était certainement pas mineur, mais d'importance majeure et même essentielle pour Glenn, c'était le sentiment d'isolement, de liberté de faire ses propres choix et de prendre ses propres décisions et, surtout, le fait qu'il se soit senti complètement à l'aise à Uptergrove.

Cela faisait partie de l'éveil artistique de Glenn Gould de conserver et de reconstituer ses énergies mentales. Au début de la vingtaine, il reconnut qu'il avait un besoin évident de le faire, mais qu'il se devait aussi d'avoir les moyens nécessaires à sa disposition. Glenn n'était pas du genre à fragmenter sa vie, même contre son gré, en une multitude d'existences, comme tant d'autres personnes au tempérament sensible. Il pouvait donc concentrer tous ses pouvoirs considérables sur son travail, laissant la routine de la vie rurale d'Uptergrove nourrir son esprit assoiffé.

Uptergrove était, et demeure toujours en majeure partie, une petite localité au nord de Toronto, pas tellement éloignée – à environ cent milles --, où l'on pouvait savourer des plaisirs simples comme la promenade dans les bois, la baignade ou la pêche. Glenn aimait se targuer que sa plus grande réalisation était d'avoir fait abandonner la pêche à son père. Plus qu'une simple fanfaronnade, car Glenn Gould, comme Albert Schweitzer avant lui, possédait une vénération de la vie qui s'étendait aux insectes gênants, aux poissons à sang froid et même aux reptiles, les créatures de Dieu les plus difficiles à aimer. La population d'Uptergrove se composait surtout de gens au parler franc, de durs travailleurs qui étaient frugaux et affectueux. Ils étaient desservis par un magasin rural, comme on en trouve peu aujourd'hui, où l'on trouvait de tout, du simple timbre-poste aux bottes de caoutchouc, et qui subvenait ainsi aux besoins des habitants lorsqu'ils n'avaient pas envie de faire le trajet de cinq milles qui les séparait de la ville de quelque importance la plus proche, Orillia. Grâce à son ambiance curative et peu exigeante, Uptergrove, qui se trouve à l'extrémité du lac Simcoe, offrait un sanctuaire et la tranquillité d'esprit. On pouvait y calmer les nerfs tendus et raviver les esprits temporairement rembrunis. En effet, Uptergrove a fourni à Glenn, enfant, sa première expérience, qui s'avéra aussi la plus précieuse, à l'exception des studios de radio et d'enregistrement, de cet état méditatif et d'isolement du monde extérieur qui lui était absolument nécessaire et qu'il a plus tard tenté d'adapter à diverses circonstances dans une vie devenue chargée d'obligations publiques et professionnelles.

Bien entendu, Toronto, servait de port d'attache à Glenn. Il avait besoin de relever le défi de cette ville en pleine croissance, de mettre ses talents à l'épreuve dans ses lieux musicaux publics. Pourtant, Toronto, malgré son ambiance stimulante, ne pouvait offrir aucun des pouvoirs reconstituants d'Uptergrove. En fait, Glenn considérait sa ville natale avec un mélange ambivalent d'admiration et d'irritation qu'il n'a jamais pu concilier. Il rédigeait toutefois dans une sorte de jargon descriptif empreint d'une ironie qu'il avait maîtrisée et dont il faisait part avec éclat dans des articles et des allocutions qu'il adressait à ses concitoyens de Toronto et à d'autres auditoires. Il admirait Toronto, mais il ne pouvait « la saisir », comme il le disait. À la fin, c'est exactement ce qu'il parvint à réaliser en projetant sur l'écran de télévision une myriade d'images suggérant seulement une grande ville qui se prenait un peu trop au sérieux.

Durant l'enfance de Glenn, la famille Gould se servait du chalet d'Uptergrove pour s'adonner à des loisirs estivaux ainsi que pour des fins de semaine d'évasion et de tranquillité. Glenn aimait particulièrement les fins de semaine d'hiver lorsque, rescapé d'un horaire scolaire qu'il ne pouvait jamais « maîtriser de façon adéquate » (situation qu'il trouvait toujours intolérable), il se réfugiait dans la chaleur du chalet et jouait sur son piano Chickering préféré aussi longtemps qu'il le désirait. Vêtu de bottes, de mitaines, d'un foulard ainsi que du chapeau approprié, il pouvait sortir à son gré et flâner dans les fossés remplis de neige, bâton à la main, un chien adoré à ses côtés. S'il avait besoin de compagnie d'un autre genre, il y avait les pensées qui ne quittaient jamais son esprit. Durant le trajet de deux heures sur le chemin du retour à Toronto le dimanche après-midi, la famille avait l'habitude d'écouter le Philharmonic à la radio. Glenn observait les champs immaculés rayonnant dans son champ de vision changeant et il commenta plus tard : « Jamais la musique de Beethoven n'a été aussi belle! »

À l'été de 1945, le père Joseph H. O'Neill fut nommé au poste d'adjoint à l'église Guardian Angels d'Orillia. Glenn avait douze ans, presque treize. Durant son séjour à cet endroit, le père O'Neill prit des arrangements pour qu'un groupe d'enfants de chœur de Toronto campe sur un terrain inoccupé situé à côté de la propriété Gould. Le père O'Neill se rappelle Glenn comme « une personne plutôt réservée ». Le père O'Neill insista toutefois pour faire rôtir des saucisses sur le feu au son d'une musique appropriée et Glenn accepta de jouer sur un instrument plus ou moins adéquat fourni par l'église. La musique que Glenn insista pour jouer ne suscitait ni la joie ni la camaraderie; le père O'Neill fait remarquer aujourd'hui sur un ton quelque peu laconique : « Ce n'était pas facile de calmer de jeunes gens agités durant un récital de cette sorte », ajoutant que « les campeurs ne possédaient pas une très haute estime de Glenn. »

Il n'est pas difficile de s'imaginer que le compte rendu du père O'Neill sous-estimait probablement la situation. Que l'on permette à un garçon de douze ans, aussi brillant qu'il fût, de dicter quelle sorte de musique était appropriée à l'occasion de festivités de ce genre (la préparation des saucisses sur un feu de camp étant le parent naturel de l'omniprésent barbecue d'aujourd'hui) doit sembler présomptueux, même arrogant, et cet incident isolé tiré de l'enfance de Glenn indique non seulement un esprit peu sociable, mais un manque d'enthousiasme à la pensée de se voir associé à ses pairs.

Pourtant, si l'on observe cette situation du point de vue de Glenn, dans le contexte du monde d'Uptergrove, une tendance prévisible se dessine. Les voisins de la famille Gould ont affirmé que Glenn était « un enfant solitaire qui possédait des convictions bien arrêtées ». Ces convictions bien arrêtées expliqueraient certainement son choix peu orthodoxe de musique (par exemple, Bach pour la cuisson de saucisses au-dessus d'un feu de camp) et l'agitation subséquente de son auditoire. Il ne fait aucun doute que Glenn considérait cette occasion tout d'abord comme une représentation et, ensuite seulement, comme une fête. Bien qu'il ait été déjà très bien renseigné sur la notion de concert musical, il ne connaissait pratiquement rien d'une fête entre jeunes amis.

Un élément qui importait encore plus était la réalisation que peut-être la retraite privée de Glenn était envahie, que sa vie privée même était envahie. Ce besoin pressant d'intimité, une menace continuelle dans la vie de Glenn, en vint à exiger la mise en œuvre de mesures parfois draconiennes pour préserver l'intégrité de sa vie privée. Depuis sa tendre enfance, il est donc possible de suivre le développement de deux des leitmotivs dominants de la vie et de la pensée de Glenn Gould. Le premier pas vers le monachisme. La première idée tentative de « The Idea of North » [l'Idée du Nord].

La solitude

Les implications de ce mot envahissent l'esprit. Ce mot tombe dans l'oreille en y laissant pénétrer un sentiment de finalité étouffée qui n'est pas sans évoquer un bruit sourd et doux, mais persuasif. On peut lui donner une forme et un poids, mais non une couleur. Il évoque des images d'immensité, de vide, de silence, de pouvoir et de retrait. Pour certains, malheureusement, il est synonyme d'isolement.

Pour Glenn Gould, la solitude était une nécessité. Il insistait sur le fait qu'une personne devait être solitaire pour pouvoir créer, et il soulignait néanmoins que la solitude n'équivalait pas nécessairement à l'isolement. Si Uptergrove procurait la solitude à Glenn, il lui fournissait aussi l'occasion de se trouver parmi des gens qu'il aimait et qu'il respectait. Le fait que la plupart de ces personnes n'étaient ni des professionnels ni des artistes les rendait plus abordables et attirantes, même pour Glenn. Certains musiciens se sont souvent plaints du fait qu'il était impossible d'avoir une conversation à l'amiable avec Glenn. On peut supposer que les conversations particulières évoquées étaient en réalité des discussions d'un genre sérieux et très musical, fait qui garantissait de faire ressortir le côté dogmatique de la personnalité de Glenn. À Uptergrove, toutefois, Glenn pouvait converser cordialement et abondamment sur des phénomènes naturels, la situation internationale, des livres et les films à l'écran. Colleen Milligan, qui grandit dans la maison adjacente au chalet des Gould, se souvient de longues randonnées avec Glenn alors qu'elle était enfant. Pour Colleen, Glenn semblait le compagnon idéal. Il possédait une connaissance phénoménale de la vie scientifique dans les bois et, sans être condescendant, il pouvait l'amener à faire elle-même ses propres découvertes fascinantes. Il était, songe-t-elle, souvent silencieux, mais il s'agissait d'un silence naturel, qui n'était pas forcé ni malicieux, et qui était donc rassurant pour un enfant qui vivait dans un monde rendu bruyant par des adultes.

Ils étaient toujours accompagnés de chiens; ils leur lançaient des bâtons et des balles que les chiens rapportaient, et ils les lançaient de nouveau, et Glenn, dans la trentaine, s'arrêtait parfois pour s'adonner à des jeux enfantins, comme prendre des poses de statues avec la petite fille. Sans l'ombre d'un doute, des relations fortuites, altruistes et spontanées de cette sorte aidaient Glenn à se renouveler. En effet, la spontanéité même devint bientôt un antidote nécessaire aux pressions croissantes de la vie de Glenn. Avant l'âge de vingt ans, il pouvait identifier et situer cette qualité très humaine et désirable au fond de lui-même. Cette qualité se manifestait de façon frappante et naturelle dans les rapports aisés qu'il entretenait avec les enfants et les animaux. Fondés sur une confiance immédiate et tangible, ces rapports particuliers ne le quittèrent jamais et étaient souvent entretenus par le penchant particulier qu'avait Glenn de bricoler avec des instruments mécaniques, un passe-temps de génie qu'il avait hérité de son père génial. Peu de choses fascinaient plus le jeune homme que de comprendre le fonctionnement d'un système d'enregistrement du son, avec tous ces fils enchevêtrés et ces haut-parleurs, ou encore l'installation d'une caméra rudimentaire dans le but de prendre des photos inusitées et originales.

Lorsque Doris Milligan ne pouvait trouver ses trois enfants, son instinct lui disait de se rendre directement au chalet de Glenn où l'on pouvait plus souvent qu'autrement les trouver parmi le désordre et le chaos, leur visage en extase devant Glenn, alors qu'il enregistrait tour à tour leur voix, puis en dramatisait la lecture avec des prévisions satisfaisantes et parfois excitantes portant sur leurs activités et carrières futures.

Les enregistrements étaient tout aussi provocateurs. Ils comprenaient trois, parfois quatre voix distinctes, que Glenn avait bien entendu arrangées en contrepoint. Lorsque les enfants demandèrent à entendre la voix de leur mère sur la machine, Glenn acquiesça, égayant et même étonnant la famille en déclarant que Doris aurait fait une excellente commentatrice de radio. Comme les enfants Milligan étaient fiers de posséder une mère de si grand talent! Tout au cours de sa vie, Glenn a été capable de pénétrer dans le monde des enfants aussi facilement qu'une personne passe d'une pièce à l'autre. Il existait des différences d'âge apparentes, mais qui ne semblaient pas significatives, et il pouvait se sentir sans âge pendant un moment. Son esprit inventif et son sens de l'humour réjouissaient les enfants et les adultes, et presque tous considéraient Glenn d'abord comme un ami et c'est ensuite seulement qu'ils évoquaient le souvenir conscient d'un grand homme et d'un musicien célèbre.

Un autre aspect très différent du caractère de Glenn se manifesta durant ces années. À dix-huit ans, peut-être avant, il commença sérieusement à souffrir de périodes d'insomnie. Plus tard, il devint un insomniaque incurable, un fait qui a grandement modifié son style de vie. À Uptergrove, les sons du Chickering de Glenn pouvaient résonner tard dans la nuit d'été. Doris Milligan se rappelle avec plaisir l'abandon au sommeil, la fenêtre de sa chambre grande ouverte, car elle donnait sur le chalet Gould, pour capter les sons harmonieux des variations des mélodies de cantiques familiers. Ces mélodies, qui lui procuraient une profonde satisfaction, demeurèrent toujours pour Glenn une source riche de consolation spirituelle et morale.

Bien entendu, Uptergrove ne pouvait pas protéger totalement Glenn des réalités de sa vie, comme ce lieu ne pouvait satisfaire les besoins de son génie presque explosif. Au contraire, le génie de Glenn requérait qu'il soit jugé, critiqué, parfois déclaré coupable, souvent couvert d'acclamations hystériques dans les salles de concert d'Europe et d'Amérique du Nord. Des controverses surgissaient. Elles n'ont pas été résolues à Uptergrove et elles ne pouvaient l'être. Il devint de plus en plus clair que ces controverses ne pourraient être résolues dans un lieu particulier. On pouvait espérer qu'elles ont été résolues seulement par le travail et la pensée de Glenn. Pourtant, après chaque tournée, après chaque séance d'enregistrement, Glenn retournait à Uptergrove. La famille, avec générosité et perspicacité, laissait à Glenn la solitude dont il avait besoin et elle lui laissa l'occasion de renouveler ses énergies en lui donnant le chalet.

J'avais rencontré Glenn en 1948, mais ce n'est qu'en 1953 qu'il m'invita à Uptergrove. Le jour de la visite était une journée d'automne radieuse favorable à la paresse et je crois que j'offris de préparer un goûter pour faire un pique-nique. Je ne me rappelle plus si je l'ai fait ou non, mais je me souviens clairement que Glenn avait déclaré qu'il y avait ce qu'il appelait des « provisions » dans le chalet et que nous pourrions faire comme nous voulions une fois arrivés. Sur cette note optimiste, remplie de suppositions quelque peu insouciantes, nous sommes partis. Glenn conduisait très vite, avec sa nonchalance typique, et nous sommes arrivés avant midi. Après avoir jeté un coup d'œil sur le fouillis le plus incroyable dans le salon, qui, bien que semblant de toute évidence propre et confortable, était encombré d'objets qui avaient été apparemment abandonnés là où ils avaient été déposés, nous avons décidé de battre temporairement en retraite et de faire une promenade avant le déjeuner. Le soleil nous réchauffait et je me rappelle avoir été à la fois attendrie et amusée tandis que Glenn effectuait le tour du propriétaire en me montrant ses endroits favoris. De retour au chalet, Glenn m'orienta d'un geste vers la cuisine et se mit immédiatement au Chickering, oublieux de l'heure, du repas, du désordre et d'autres détails pratiques auxquels j'étais maintenant confrontée avec un malaise croissant. Les notes timides et douces de Schubert me suivirent jusque dans la cuisine où je me mis à chercher vainement pour les nécessités de base du fromage, du pain, du lait, n'importe quoi qui pourrait servir à improviser un pique-nique. Il y avait du thé, beaucoup de thé. Je ne pus dénicher rien d'autre. Glenn jouait maintenant du Chopin, pour me faire plaisir, car il n'aimait pas l'œuvre du compositeur à cette époque. Je retournai dans le salon où j'écoutai avec émotion jusqu'à ce qu'il eut terminé. Même à ce moment, je croyais que je n'avais pas réussi à trouver ces armoires particulières où se trouvaient les « provisions » et que tout retournerait bientôt à la normale, dès que Glenn me montrerait où elles se trouvaient. Je ne sais pas lequel de nous deux était le plus dévasté par la certitude qu'il n'y avait pas de « provisions », mais je me souviens du ton surpris et accusateur de la voix de Glenn lorsqu'il dit, sans nécessairement s'adresser à moi personnellement : « Mais j'ai faim! » Trop ahurie pour répliquer, je mis la voiture en marche avec la sage intention de me rendre à Orillia pour aller chercher de la nourriture. Glenn se précipita à ma suite ayant l'air complètement éperdu. Avec sa sensibilité prépondérante, il avait conclu avec erreur que j'étais froissée et que j'étais sur le point de repartir en coup de vent vers Toronto, le laissant en proie aux symptômes sévères de la faim qu'Uptergrove, dans son présent état dénué, ne pouvait calmer. Lorsqu'il se rendit compte qu'il avait mal compris mon motif, il se mit typiquement à rire. Il considérait toute l'aventure comme une énorme blague, une blague que je ne désirais plus du tout partager et je commençai finalement à sentir monter en moi un sentiment voisin de la colère véritable. On ne pouvait pourtant jamais rester fâché longtemps contre Glenn, car, déjà à vingt et un ans, il était non seulement entièrement sincère, mais aussi complètement désarmant, sans pourtant savoir quelle puissance ces armes pouvaient avoir, ni la moindre notion que lui-même les possédait à un niveau très perfectionné. Lorsque nous sommes retournés à Uptergrove, nous nous sommes installés à un somptueux pique-nique digne des plus fastueux goûters. Rien n'y manquait. Glenn, qui avait posé les yeux sur une petite charcuterie d'Orillia, avait ensuite acheté pratiquement tout l'inventaire sans accorder aucune pensée à combien cela coûterait ou à la quantité de nourriture que nous pouvions consommer. Nous sommes restés à Uptergrove jusqu'après la tombée de la nuit, satisfaits et rassasiés. Glenn joua au piano et but trop de thé, et je me rappelle notre réticence à quitter.

Uptergrove était à cette époque l'endroit où Glenn pouvait, dans la plus stricte intimité et simplicité, être lui-même. À cet endroit, il perdait toute inhibition, dans la mesure où cela était possible pour lui. À aucun autre endroit il était absolument certain d'être respecté et accepté, non pour ses accomplissements, non à cause du personnage public, mais pour ce qu'il était vraiment. Il était complexe et possédait de nombreux visages – ce fait était accepté. Il était différent, certains diraient excentrique – ce fait était accepté. Même si l'on ne comprenait pas entièrement son génie musical qui le plaçait nécessairement dans une catégorie à part, on l'acceptait et on l'appréciait même.

En 1959, Glenn réalisa un film documentaire pour la CBC dans lequel il décrit un rêve qu'il faisait fréquemment, un cauchemar qui le troublait profondément et à intervalles réguliers quand il était jeune garçon, puis ensuite jeune homme. Dans ce rêve, il se réveille un matin d'automne pour se rendre compte qu'Uptergrove et tous ses habitants ont disparu. Il n'y a aucun signe de vie nulle part, seulement des rochers nus et des feuilles mortes transportées par le vent. Il se sent mortellement atteint et est incapable pendant un moment de se libérer de l'effet du rêve. Peut-être parce que ce rêve ne le visita que rarement dans sa vie adulte, Glenn, qui aimait en parler avec des amis, était porté à lui donner cette interprétation très simple. Il me dit une fois qu'il signifiait la fin de sa pause estivale à Uptergrove et le retour à l'horaire réglementé de la vie scolaire et du programme imposé d'études musicales. Il me vient à l'esprit, aujourd'hui, que la compréhension de Glenn de cette séquence d'images, qui est valable seulement dans une certaine mesure, ne tient pas compte de l'effet que peut avoir eu sur lui le sentiment de dévastation totale découlant de la perte d'Uptergrove et de tous ses habitants ainsi que celui de l'insécurité qui se rattache à cet événement. En outre, il semble probable que la mort de toutes choses vivantes et la dégradation du paysage du rêve pourraient symboliser la perte possible de la créativité, de l'imagination même, c'est-à-dire la mort de l'artiste lui-même.

Pour Glenn, le monde d'Uptergrove était séparé du vaste monde extérieur. Il représentait métaphoriquement « L'autre rive » et, dans un sens très réel et particulier, il devint un talisman personnel où il pouvait faire d'innombrables retours, convaincu que sa présence l'enrichissait incommensurablement.

Source : Bulletin van the Glenn Gould Society
Groningen [Netherlands] : The Society, [1984]- -- v. : ill. ; 21 cm. -- Vol. 5, no. 2 (October 1988). -- ISSN 0839-4628. -- P. 34-45
© Angela Addison. Reproduction autorisée par Angela Addison, la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
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