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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Je me souviens de Glenn Gould

par Timothy Maloney
chef, Division de la musique
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Parvenu à l'âge mur, Glenn Gould attachait peu d'importance aux questions matérielles; il se souciait peu ou pas du tout de la manière dont il était habillé tant que ses vêtements étaient suffisamment chauds pour combattre les effets de la mauvaise circulation sanguine à cause de laquelle il avait constamment froid. Les meubles, comme les vêtements de Glenn, avaient l'air de venir tout droit de l'Armée du Salut. Pourtant, les ventes mondiales de ses enregistrements avaient fait de lui un homme assez riche, passionné par le marché de la bourse, où il obtenait en général de bons résultats. Leonard Bernstein, sa femme et ses enfants le prenaient en main avant ses concerts en solo avec l'Orchestre philharmonique de New York. Ils lui lavaient et coupaient les cheveux, ciraient ses chaussures et repassaient sa tenue de concert fripée et trop grande pour lui. Sans un Bernstein pour s'occuper ainsi de lui aujourd'hui, s'ils étaient tous les deux encore vivants, Gould serait certainement en tête de la liste des « gens les plus mal habillés » que publie chaque année un méchant critique américain.

Tout comme sa personne, son appartement et son studio d'enregistrement à Toronto étaient dans un grand désordre. Il a fallu près de un an au chercheur recruté par les responsables de sa succession pour mettre suffisamment d'ordre dans ce chaos avant de pouvoir expédier quelque 220 boîtes de documents et d'objets à la Bibliothèque nationale. Toutefois, ses interprétations étaient remarquables par leur lucidité et par la clarté de leur forme ainsi que par la perfection de la ligne mélodique et du phrasé. Bien évidemment, il avait progressivement intériorisé ce qui représentait pour lui l'essentiel, au point qu'il ne se rendait probablement plus compte du manque d'orthodoxie de son aspect extérieur et de son mode de vie. Malgré tout, sa grande sensibilité artistique et la profonde compassion qu'il manifestait pour ceux qui avaient eu moins de chance que lui étaient indéniables. En effet, il a partagé sa succession également entre la Toronto Humane Society et l'Armée du Salut.

Lorsque j'eus l'occasion de participer comme clarinettiste à un enregistrement avec Glenn à Toronto, au cours de l'été de 1982 (première étape d'une nouvelle série prévue pour la collection CBS Masterworks avec Glenn Gould comme chef d'orchestre), l'impression d'ensemble que j'ai conservée fut beaucoup plus favorable que ma première réaction. Glenn arrivait chaque soir pour les séances d'enregistrement au Saint Lawrence Hall sur la rue King (dans le quartier historique du St. Lawrence Market) dans une limousine conduite par un chauffeur. Quand il en sortait, on avait l'impression qu'il s'agissait de l'équivalent masculin d'une clocharde. Il était vêtu de vestons informes de couleur sombre, de chemises et de pantalons (au pluriel) de flanelle superposés en dépit de la chaleur de l'été, et tenait à la main un grand sac à ordures contenant sa partition, des carnets de note et tout un bric-à-brac. Son aspect physique était encore plus inquiétant : il avait le teint brouillé de celui qui ne s'est pas exposé au soleil depuis des années (c'était un oiseau de nuit invétéré). Il était voûté et ventripotent, il perdait ses cheveux et paraissait beaucoup plus que ses 49 ans. Je me souviens d'avoir alors pensé que cet homme n'avait pas du tout l'air en santé. Mon observation devait se confirmer tristement, car, deux mois plus tard, quelques jours à peine après son 50e anniversaire, il devait mourir d'un accident cérébrovasculaire. Mais au cours des séances du soir de ce mois d'août, il s'était montré plein d'énergie, d'esprit et d'humour et nous avait tous séduits par l'éclat de son intelligence.

Ce qui m'a peut-être le plus frappé, lors de ma rencontre avec Glenn, c'est sa politesse qui ne se démentait jamais et les encouragements qu'il prodiguait toujours aux musiciens. Il nous donnait à tous l'impression d'être de véritables associés à cette entreprise plutôt que les simples instrumentistes d'appoint d'un maestro; nous nous appelions tous par notre prénom (il s'était donné la peine de les apprendre tous par cœur avant même de nous rencontrer) et, à la fin de la séance finale, il avait tenu à serrer la main de tout le monde, ce à quoi nous ne nous attendions pas du tout, car nous avions entendu dire qu'il avait horreur du contact physique, des poignées de main en particulier. À propos des mains, cela vaut la peine de noter qu'il dirigeait de la main gauche, particularité encore plus rare chez les chefs d'orchestre que chez les guitaristes ou les joueurs de tennis gauchers. Il le faisait d'ailleurs sans baguette, encore une fois à la différence de la vaste majorité des chefs d'orchestre. L'enregistrement de la version pour orchestre de chambre de l'œuvre Siegfried Idyll de Wagner ne prit que quelques soirées au début d'août 1982; la bande maîtresse fut réalisée en septembre, et au début d'octobre, à notre grande surprise et à notre désarroi, Glenn était mort. La seconde face du disque ne fut donc jamais enregistrée et la série n'eut pas de suite, mais ce disque a finalement été commercialisé en Amérique du Nord en janvier 1991 avec les propres transcriptions de Gould pour le piano de diverses œuvres orchestrales de Richard Wagner, dont Siegfried Idyll.

Un mot s'impose au sujet de cette œuvre. Wagner l'avait écrite pour l'offrir en cadeau d'anniversaire à son épouse, Cosima. Le titre est une allusion à leur fils, et l'œuvre comprend des thèmes de Siegfried, l'opéra de Wagner, ainsi que de la berceuse allemande Schlaf, Kindschen, Schlaf (Dors, bébé, dors). La version pour petit orchestre que nous avions enregistrée avec Glenn avait été jouée pour la première fois tôt le matin de Noël 1870, chez Wagner. Le compositeur avait disposé les musiciens dans l'escalier et dans le couloir devant la chambre de Cosima; la femme de Wagner et son bébé s'étaient donc éveillés aux doux accords de cette merveilleuse musique. L'œuvre est l'un des plus beaux exemples de lyrisme wagnérien et les musiciens de même que le public l'adorent. C'est toujours un régal d'avoir la chance de la jouer; mais l'occasion de l'enregistrer ne se présente peut-être qu'une fois dans la vie, et le faire sous la direction d'un artiste aussi consommé que Glenn Gould dépasse les rêves les plus chers de la plupart des musiciens.

Une anecdote tirée de cette expérience donnera peut-être au lecteur une idée de la compassion de Gould, le chef d'orchestre, pour ses musiciens ainsi que de l'interaction au sein de l'ensemble. Lorsque la soirée se prolongeait et que la fatigue nous gagnait, la tension engendrée par les efforts des musiciens pour que chaque prise de son soit parfaite commençait à peser lourdement, si bien que de petites erreurs d'intonation ou d'ensemble se produisaient en dépit de tous nos efforts. Naturellement, il fallait alors recommencer, si bien que les essais d'enregistrement se prolongeaient et exigeaient des heures supplémentaires. C'est à ces moments-là que Gould semblait pleinement s'épanouir (après tout, c'était un véritable oiseau de nuit ainsi qu'un vétéran de nombreuses séances d'enregistrement). Il trouvait le moyen de redonner de l'énergie à l'ensemble tout en détendant l'atmosphère (exemple que beaucoup de chefs d'orchestre chevronnés devraient suivre). Tard, le premier soir, il nous avait avoué qu'il n'avait pas encore songé au nom qu'il donnerait à l'ensemble et qui paraîtrait sur le disque final. Bien que nous ayons fait plusieurs suggestions aussi douteuses que « Gould's Ghouls » et « Siegfried Idyllers », Glenn nous avait proposé des noms bien plus astucieux tels que « Academy of St. Lawrence in the Market » et, en référence à l'ensemble britannique de musique nouvelle les Fires of London, « Ashes of Toronto ». Nous ne parvînmes jamais à régler définitivement la question, mais ce n'était de toute façon pas là le but poursuivi. Ces moments de frivolité étaient parfaits pour nous détendre momentanément; ils nous ont aidés à créer un enregistrement dont nous pouvons tous être fiers. Le disque fut finalement produit par Sony Classical (qui avait repris les Disques Columbia dans les années 1980) sous le titre Glenn Gould Conducts and Plays Wagner. Le jeu est de très haut calibre. Cette expérience a été l'un des grands moments de ma carrière d'interprète ainsi que, j'en suis certain, de celle de tous les musiciens participants. Glenn savait maîtriser tous les détails musicaux et techniques qui exigeaient son attention dans cette entreprise : depuis les questions concernant le niveau des microphones jusqu'au coup d'archet et au souffle des joueurs d'instruments à vent (la version de Glenn est nettement plus lente que tous les autres enregistrements existants et ses tempos exigeaient que l'on trouve de nouveaux endroits dans les lignes mélodiques pour permettre aux musiciens de respirer). Il s'efforçait constamment de concilier sa conception de la musique avec les exigences ou les limites des divers instruments. Il se montrait animé, plein de ressources, tonique et sympathique pendant toute la durée de ces séances de travail. Ce n'est qu'après les séances, au moment où il fourrait toutes ses affaires dans son sac à ordures, que l'on se rappelait à quel point son apparence sortait de l'ordinaire. Pendant les heures où nous travaillions ensemble, tout cela s'estompait et était oublié, car nous tombions complètement sous son charme et nous étions entraînés dans son univers musical.

Je chéris le souvenir de ces soirées de 1982 au cours desquelles j'ai eu le plaisir de travailler avec Glenn. J'ai conservé l'image de la perfection de son sens musical et de la compréhension qu'il manifestait à l'égard des simples mortels que nous étions, beaucoup plus que celle de son excentricité ou de son délabrement physique. Ce Canadien était un véritable original et le monde est aujourd'hui infiniment plus riche de l'avoir connu.

Source : National Library News. Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Ottawa, Library and Archives Canada. -- v. ill., ports. 23-28 cm. -- Vol. 24, no. 7 (September 1992). -- ISSN 0027-9633. -- P. 2-3
© Bibliothèque et Archives Canada. Reproduction autorisée par la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
nlc-5474

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