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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Écrits

Glenn Gould fait de la musique : Gloire de difficultés d'un pianiste de concert

[Glenn Gould Makes Music:
Glory and Plight of a Concert Pianist]

par Helen Mesaros
Source

Chapitre V du livre Psychobiography of a Virtuoso de Helen Mesaros.Traduit de l'anglais par la Bibliothèque nationale du Canada.

« Tout ce qui compte, c'est le son… »
– Mitsuko Uchida

La psychologie de la technique d'interprétation au piano de Gould

Avant de devenir célèbre, soit entre l'âge de 20 et 22 ans, Gould passait beaucoup de temps à son chalet du lac Simcoe, dont il a fait son studio de musique. En restant à cet endroit des semaines durant, il avait non seulement la tranquillité dont il avait besoin pour pratiquer et étudier la musique avec une profondeur méticuleuse, mais il évitait également les situations tendues et condescendantes qui régnaient chez lui. Depuis le début de son adolescence, Gould a développé une façon d'étudier la musique qui consiste à écouter les enregistrements de certaines pièces de musique, à apprendre la partition de cette même pièce sans la jouer au piano, puis à pratiquer de longues heures au clavier en essayant diverses approches et, finalement, à trouver son propre concept d'interprétation. Il enregistrait ensuite sur magnétophone ses différentes interprétations de la pièce apprise. En faisant une écoute comparative de la musique enregistrée par d'autres grands pianistes avec sa propre version, Gould parvenait à produire toute une gamme d'interprétations, qui variaient de l'interprétation à la lettre de la version du compositeur à une interprétation dont il modifiait le rythme, la dynamique, la forme, etc. La plupart des pianistes de concert célèbres ont tendance à se conformer au texte écrit et à offrir une version finale de la pièce sans se hasarder à en faire l'expérimentation. Gould se démarquait nettement de ses collègues de l'époque, et ce, sur de nombreux plans; ainsi, il étudiait la partition musicale en premier, sans la jouer au piano, et il en changeait le concept dans sa tête. Toutes ces différences expliquaient son approche novatrice. Ce n'est qu'après avoir expérimenté la musique sur le plan « mental » que Gould pouvait en arriver à l'expression « physique » d'une œuvre en travaillant le doigté.

Gould apportait avec lui à son chalet une abondance de connaissances musicales qu'il avait acquises de Guerrero, ainsi que ses propres idées musicales créatrices. En fait, il a adopté la plupart des approches à la musique de ses professeurs et les a incorporées dans sa propre technique et sa propre philosophie de la musique. L'incorporation est un mécanisme inconscient qui diffère de l'imitation consciente. Nous suggérons que Gould ne s'est pas uniquement contenté d'imiter purement l'approche de Guerrero à la musique pour piano, mais qu'il s'identifiait à elle et il a incorporé certains aspects dans sa propre interprétation de la musique. Durant sa vie adulte, Gould se faisait passer pour un autodidacte. Cette affirmation était vraie en partie, car il offrait une interprétation originale de la musique. Le fait qu'il ait appris de Guerrero, ce qu'il niait d'ailleurs, était également vrai. Guerrero a littéralement modelé pour Gould en interprétant des passages de pièces devant lui et en discutant avec lui des aspects positifs et négatifs de certaines techniques. De plus, Glenn a assisté à des concerts que Guerrero a donnés au conservatoire ainsi qu'au Hart House, à Toronto. Qu'il le veuille ou non, le son distinctif de la musique de Guerrero a été gravé dans l'esprit de Gould et s'est amalgamé avec le sien. Inconsciemment, l'esprit de Gould a agi comme un mélangeur et a incorporé la musique de Guerrero et son interprétation originale, qui était souvent diamétralement opposée. Même lorsque la musique de Gould différait de celle de Guerrero, elle y était toujours reliée. Au fil des ans, Guerrero s'est distingué pour avoir donné à son élève une formation transversale universelle et non biaisée sur la littérature portant sur la musique pour piano et s'étendant sur cinq siècles. Toutefois, quelle que soit la pièce que Gould interprétait,il y apportait sa propre touche.

Dans le monde des athlètes, les concurrents doivent apprendre à laisser leur entraîneur derrière eux et à continuer seuls la poursuite de leur but. De même, un pianiste formé devra tôt ou tard monter sur scène seul et s'asseoir à ce grand instrument sans un souffle de soutien ni une note d'encouragement de son mentor. En fait, un pianiste appartient à une race particulière qui, plus souvent que tout autre instrumentaliste, est supposé se retrouver au centre d'une vaste scène et de jouer seul. Qui plus est, il doit exposer et « vendre » ses atouts musicaux et divertir ses spectateurs pendant des heures. C'est comme un long drame solo où les attentes sont grandes, les nerfs sont tendus et les erreurs, non tolérées.

En 1952, à l'âge de 19 ans, pour le meilleur ou pour le pire, Gould a décidé de cesser de suivre des cours de musique avec Guerrero. Mme Gould s'y est opposée énergiquement, ce que Glenn a pris pour un manque d'empathie et de confiance en ses capacités. Guerrero s'y est opposé également. En ne libérant pas officiellement son élève des cours théoriques, l'enseignant donnait implicitement l'impression que Gould n'était pas prêt. En réalité, c'est Guerrero qui n'était pas prêt à laisser Gould partir, car il croyait que son travail n'était pas tout à fait terminé; il s'était donné comme devoir de débarrasser Gould de ses comportements superflus au piano. Guerrero, qui a enseigné avec succès la musique à Gould, a été impuissant à modifier ses manières au piano. L'enseignant ambitieux n'a pu terminer la tâche de faire de Gould un virtuose « normal ». William Newman, professeur de musique célèbre, a déclaré :

Même s'il s'assure de perdre son travail, l'enseignant devrait contribuer à préparer l'élève à relever les défis de pianiste jusqu'à ce que, éventuellement, l'élève se sépare de tout enseignement formel. (1984, p. 95).

Dans le cas de Gould, ni sa mère, qui a été la première à lui enseigner le piano, ni Guerrero ne se sentaient prêts à le laisser partir. En fait, ils n'ont pas aidé Gould à devenir indépendant, mais ont inconsciemment encouragé sa dépendance et sa « mauvaise conduite ». Glenn a été laissé complètement seul dans sa décision de se détacher de Guerrero. D'un point de vue didactique, on peut se demander si la décision de Gould de cesser ses leçons de piano avec Guerrero a été prise au moment approprié ou non. Du point de vue de la croissance psychologique, la tentative de Glenn de se séparer et de devenir indépendant d'un professeur de piano dominant semblait s'imposer. Comme Gould l'a lui-même déclaré :

Nos points de vue sur la musique étaient diamétralement opposés. Il était un homme de « cœur » et je voulais être un enfant de « tête ». D'ailleurs, neuf années est une période suffisamment longue pour étudier auprès du même professeur. J'ai décidé qu'il était temps pour moi de chausser mes propres raquettes, et j'ai acquis une quantité énorme de confiance en moi-même, qui ne m'a jamais quitté depuis.

Sa séparation de Guerrero signifiait également qu'il allait continuer sur une plus grande échelle, et seul, sa carrière d'interprète, pour laquelle il a été formé. Sa vie indépendante en tant que pianiste de concert commençait. Chaque fois que Gould s'aventurait à donner un concert, il prenait le risque de marcher sur un nid de guêpe. Les ovations debout, la gloire, la publicité, les demandes d'autographes, les entrevues, les nouvelles offres, la correspondance, etc., étaient très stimulantes pour son image personnelle, mais représentaient un trop grand défi pour ses dispositions de solitaire. Un autre aspect de ce nid de guêpe était tout le bourdonnement provenant des critiques musicaux, qui acclamaient les qualités artistiques de la musique de Gould, mais qui désapprouvaient ses comportements superflus au piano. Gould a contribué à les embêter par ses habitudes tenaces à fredonner et à chanter de façon audible ainsi qu'à diriger de sa main libre. Alors que les maniérismes de Gould sur scène, dans le sens étroit, ne faisaient pas partie de sa technique au piano, ils l'aidaient à faire passer son trac de sorte qu'il pouvait tolérer de jouer devant un auditoire.

Les professeurs et les critiques de musique de longue date ont tenté à de nombreuses reprises d'analyser et de décrire la technique d'exécution au piano de Gould, en particulier la position de ses mains et sa façon de s'asseoir. Selon W. Newman, il y a « quatre principaux mécanismes d'interprétation », à savoir : « jouer avec les doigts, de la jointure à la base; avec la main, à partir du poignet; avec l'avant-bras, à partir du coude; ou avec le haut du bras, à partir de l'épaule ». On a beaucoup écrit au sujet de l'utilisation adéquate de la chaise du piano. « Il vaut mieux s'asseoir sur la moitié avant du banc; s'asseoir sur tout le banc amène l'affaissement. » Un dernier commentaire intéressant au sujet du banc de piano : « Le fait de s'asseoir trop bas, qui est peut-être le pire des deux cas, gêne l'action des doigts, car il faut lever les poignets et les jointures; et le fait de s'asseoir trop haut gêne l'action de la main, car les poignets et les coudes doivent alors être baissés. » (W. Newman, 1988, p. 40-41)

Gould a complètement défié ces principes de l'interprétation. Durant ses années les plus intensives de formation musicale, qui se sont échelonnées sur plus de dix ans, il a mis au point une technique d'interprétation au piano physiquement impossible. En plus de s'asseoir plus bas au piano, ce qui a été décrit comme le pire de deux maux, et d'avoir une position affaissée, ce qui était jugé inacceptable, il utilisait une chaise avec un dossier au lieu du banc de piano traditionnel. Contrairement à ce que l'on aurait pu s'attendre de cette position, Gould a adopté et perfectionné une technique de doigté pure. Les autres principales caractéristiques de l'interprétation de Gould sont sa vitesse, la séparation claire de ses doigts et une utilisation réduite de la pédale.

John Beckwith, compositeur canadien et spécialiste de la musique, et William Aide, pianiste, tous deux anciens élèves de Guerrero, ont fait une description comparative de la méthode de jouer de leur enseignant, d'une part, et de la technique d'interprétation de Gould, de l'autre. Beckwith convient que Gould était un génie possédant une « technique naturelle ». Cependant, comme il a suivi l'enseignement musical de Guerrero pendant neuf ans, Gould a adopté deux principales caractéristiques de la méthode au clavier de son professeur :

  1. la technique de doigté pure par opposition à une « technique lourde »;
  2. le tapotement des doigts.

La « technique de doigté pure » signifie que la principale action de jouer est exécutée par les doigts tandis que les mains, les coudes et le tronc sont moins utilisés. Cette technique était également caractérisée par la séparation des doigts, ce qu'on appelle touche rapide non-legato, jouer dans un style détaché. Lorsqu'il pratiquait, Gould utilisait le tapotement des doigts, c'est-à-dire qu'il donnait de petits coups sur les doigts de la main qui jouait avec ceux de la main qui ne jouait pas. William Aide nous fait cette description impressionnante :

Les doigts de la main gauche tapent les doigts successivement jusqu'au bas des touches. Les doigts de la main droite sont relâchés. Ils descendent jusqu'au fond des notes et retournent à leur position originale sur la surface des touches. La main gauche tape près du bout des doigts de la main droite, soit sur l'ongle ou à la première jointure. Le tapotement devrait se faire le plus vite possible. La deuxième étape de ce rituel est de jouer les notes avec un staccato rapide, un doigt à la fois, en partant de la surface de la note, puis en enfonçant rapidement le doigt jusqu'au fond de la note et en reprenant la position initiale. C'est une pratique lente, chaque note étant séparée par un silence d'environ deux secondes (The Idler, no 38, p. 59).

Gould a persévéré avec ténacité au piano jusqu'à ce qu'il polisse cette méthode laborieuse de tapotement des doigts. Il était encouragé par le fait qu'il aimait entendre le produit fini, ce qui faisait que cette façon laborieuse de pratiquer en valait la peine.

Bien que Gould ait joué des deux mains de façon experte, sa main gauche détenait une agilité et un pouvoir particuliers, et cette main était utilisée très adroitement. Contrairement à la majorité des grands pianistes des deux derniers siècles, Gould était gaucher, mais au piano, il était ambidextre. Du point de vue technique, c'est un des dons les plus souhaitables qu'un pianiste puisse posséder – une habileté supérieure et la maîtrise égale des deux mains. Gould utilisait sa main gauche pour exécuter les passages exceptionnellement difficiles pour la main droite, exécutant ainsi des passages croisés. Cependant, Gould n'a pas hérité de ce trait particulier. Il est connu que, chez la majorité de la population droitière, les centres neurologiques de la faculté créatrice se retrouvent dans l'hémisphère droit du cerveau; tandis que les fonctions motrices dominantes du langage et de la pensée sont représentées par le côté gauche du cerveau. Selon cette théorie, les fonctions du cerveau de Gould auraient été inversées. Cependant, puisque le fait qu'il soit gaucher semble avoir été acquis plutôt qu'être héréditaire, il est probable que ses capacités créatives et motrices se soient développées des deux côtés du cerveau. Il semble que Gould avait le meilleur des deux mondes, ce qui explique en partie son don. Comme il était un pianiste gaucher, ou encore mieux, ambidextre, Gould pouvait être comparé à Franz Liszt et à Joseph Hofmann, dont l'utilisation supérieure des deux mains expliquait la pleine expression de leur virtuosité et de leur génie au piano. Il est intéressant de remarquer que ces trois hommes se sont démarqués au XIXe et au XXe siècle respectivement comme les pianistes les plus réputés au monde. Le fait que Gould ait été gaucher est attribuable à sa maîtrise du contrepoint, qui est davantage exigeant pour la main gauche. Même son dédain manifesté pour certaines pièces de Mozart était relié à ce sujet. Il a déjà indiqué avec une pointe d'ennui : « J'ai indiqué à mon professeur que je ne pouvais pas comprendre pourquoi Mozart avait ignoré des possibilités canoniques si évidentes pour la main gauche. » Il est clair qu'il avait l'impression que, lorsqu'il interprétait la musique de Mozart, sa main gauche était négligée et qu'elle ne jouait pas autant qu'il l'aurait souhaité.

Même si le fait que Gould ait été gaucher ait été déterminé de façon neurobiologique, son maniérisme lors de l'interprétation était davantage relié à son développement psychologique. Les experts et les critiques de musique avaient souvent tendance à ridiculiser les manières de Gould au piano et à les considérer comme des moyens visant à attirer l'attention. Le pianiste torontois Anton Kuerti (communication personnelle, en 1990) croyait qu'il s'agissait d'affectation et que Gould pouvait les abandonner s'il le désirait. Nous aborderons ce sujet plus tard, mais il est bien d'indiquer ici que nous croyons que ces comportements étaient plutôt des rituels, dont il ressentait le besoin obsessionnel et compulsif de répéter afin de soulager et de contrôler un niveau très élevé et inconfortable d'anxiété causé par l'interprétation. En fait, tous les efforts conscients en vue de changer et de réduire ces comportements auraient eu comme résultat d'augmenter sa tension nerveuse et auraient interféré avec la production d'une musique agréable et cohérente. Gould lui-même était distrait par son maniérisme au piano, comme il l'indique dans sa confession : « C'est une distraction terrible. J'y mettrais fin si le je pouvais, mais j'en suis incapable. Je me sentirais comme un mille-pattes, j'oublierais comment jouer du piano. » Cette dernière phrase confirme qu'il craignait réellement que, s'il abandonnait ses rituels au piano, il risquerait d'oublier la musique. En d'autres mots, Gould dépendait de ses rituels, qui servaient de compromis pour son exécution au piano. Mitsuko Uchida, un des plus grands interprètes de la musique de Mozart de la fin du XXe siècle, a déclaré, en parlant de la technique d'interprétation de Gould :

Techniquement parlant, nous avons tous un métabolisme différent, une structure osseuse différente, un système nerveux différent… Certaines personnes pensent qu'il faut courber les doigts, d'autres pensent qu'il faut les tendre… Ce n'est que de la foutaise! Tout ce qui compte, c'est le son, et je suis entièrement opposé au fait de faire des prémisses morales préconçues concernant l'interprétation musicale. (Music Magazine, juin-juillet 1989, p. 20-21)

Si tout ce qui compte est le son, toute technique d'interprétation qui permet de rendre une musique d'excellente qualité devrait être jugée acceptable. Ainsi, la technique d'interprétation de Gould acclamée par la critique, qui donnait un son musical également acclamé par la critique, est tout ce qui compte. Ses comportements extramusicaux ne gâchaient pas réellement le son de la musique, mais avaient plutôt comme but de calmer son monde intérieur. De façon réaliste, son maniérisme n'avait aucune conséquence grave ni sur sa musique ni sur son auditoire.

Parfois, Gould se sentait fringuant et plein de confiance en lui lorsqu'il était au piano, tandis qu'à d'autres moments il sentait une certaine appréhension et un certain niveau d'anxiété et de tension. À certaines occasions, Gould semblait sous l'effet de sédatifs, avait l'air apathique et presque paralysé. Son attitude ou son humeur ne dépendaient pas uniquement des exigences de la musique interprétée, mais également de sa psychologie interne. Lorsque Gould se sentait libéré de l'anxiété et de la peur d'être critiqué et désapprouvé, et qu'il avait davantage confiance en lui-même, il interprétait de la musique d'une meilleure qualité. On pourrait citer en exemple sa tournée mémorable en Russie, qui connut un franc succès. Tout au long de la tournée, Gould a réussi à maintenir un milieu interne positif durant les huit concerts. En même temps, l'auditoire projetait un regard extrêmement positif sur lui et se montrait parfaitement réceptif et reconnaissant de sa présence. Cela eut comme résultat que la musique de Gould fut enchanteresse et de la plus grande qualité.

Gould avait un autre talent inné qu'il a développé au maximum. Il avait non seulement une excellente mémoire à long terme pour ce qu'il avait déjà appris, mais il avait une excellente mémoire haptique de ses doigts. Cette mémoire haptique était favorisée par sa pratique intensive et répétitive au piano, qui faisait que les doigts et l'esprit se rappelaient les partitions, le doigté, les séquences et autres variables d'un morceau de musique donné. À la fin, la musique ainsi mémorisée par l'esprit et les doigts est interprétée par cœur sans erreur. En général, Gould jouait par cœur, contrairement à d'autres pianistes qui jouent avec les partitions ou qui les gardent sur le piano en cas de trous de mémoire soudains. En plus de conserver les notes de musique dans sa tête, il répétait souvent chaque mesure de mémoire, sans même toucher au piano. Gould ne s'assoyait au piano pour pratiquer avec les mains que lorsqu'il avait fini d'apprendre une pièce de musique, habituellement deux à quatre semaines avant un concert. Cette faculté particulière était unique à Gould et était considérée comme une richesse innée. La capacité de mémorisation de Gould était légendaire. Il possédait une telle capacité de mémorisation mentale et de mémorisation de son doigté qu'il pouvait interpréter une pièce de musique plusieurs années après l'avoir pratiquée et interprétée pour la dernière fois. Cette situation est démontrée de façon illustre lors d'un événement qui s'est produit en 1970, alors que le célèbre pianiste italien Arturo Benedetti Michelangeli s'est trouvé dans l'impossibilité d'interpréter le Concerto no 5 de Beethoven, L'Empereur, à Toronto. On a appelé Gould le jeudi soir. On lui a expliqué le problème et on lui a demandé de remplacer Michelangeli le lendemain matin, soit le vendredi; alors que le Toronto Symphony Orchestra et son chef d'orchestre Karel Ancerl devaient pratiquer avec Michelangeli. La réponse de Gould fut positive et enjouée. Au cours des heures qui ont suivi, Gould a pratiqué le Concerto, qu'il n'avait pas joué depuis quatre ans. L'émission a été enregistrée et a été télédiffusée par la suite le 12 septembre 1970. À la grande surprise générale, Gould a joué de mémoire le Concerto de Beethoven devant la caméra sans faire d'erreurs.

Avant les concerts et les séances d'enregistrement, Gould avait comme habitude de se tremper les mains et les poignets dans l'eau chaude. Comme un chirurgien qui se lave et se frotte les mains avant une chirurgie, Gould se trempait les mains avec un engagement convaincant. On a dit que Guerrero tolérait cette habitude de cet élève spécial, mais c'était réellement Gould lui-même qui la renforçait et qui l'a même continuée jusqu'à la fin de sa carrière musicale. L'exécution d'exercices de réchauffement avant un concert est une question purement individuelle. Certains grands pianistes s'exercent au piano avant un concert afin d'améliorer la motilité des doigts, tandis que d'autres prennent une pause et reposent leurs mains la journée du concert. Il est peu fréquent chez les pianistes de renom d'appliquer ouvertement de la chaleur sur leurs mains. Il n'existe que très peu d'exemples d'une telle pratique dans l'histoire de l'interprétation au piano. Sergei Rachmaninoff portait des gants et se mettait les mains dans des mitaines chauffantes pour les tenir au chaud et les garder souples avant un concert. Les quelques personnes qui choisissaient d'appliquer la chaleur sur leurs mains agissaient habituellement comme si c'était leur prérogative et leur affaire personnelle, et n'en faisaient pas une affaire publique. Gould se plaignait de souffrir d'une certaine rigidité au niveau des doigts en raison d'une maladie appelée « fibrosite », qu'il croyait soulager en faisant tremper ses mains dans l'eau chaude, ce qui lui permettait de jouer avec des « doigts régénérés ». Au lieu d'en faire une affaire privée, Gould et ses critiques attentifs, en général, portaient une très grande attention à sa pratique, ce qui créait une impression de confusion par rapport à sa signification. À la fin de son « battage publicitaire », qui donnait à Gould un air encore plus excentrique, personne ne savait clairement si son habitude de se tremper les mains était saine et avait quelque chose à voir avec sa technique brillante d'interprétation, ou si elle était bizarre et, comme telle, était exploitée par ses observateurs et ses critiques, qui en faisaient une affaire de publicité. Ce n'est que par une recherche analytique précise sur la vie de Gould, retrouvée dans le présent livre, qu'il devient évident que sa pratique de se tremper les mains était un rituel nécessaire qui l'aidait à se détendre et à chasser son niveau d'anxiété excessivement élevé lorsqu'il devait donner un concert public. Cette pratique n'ajoutait rien à la technique d'interprétation de Gould ni à sa gloire; elle lui donnait plutôt la confiance qui lui permettait d'affronter la tâche de jouer en public.

Source : Dre. Helen Mesaros, m.d., F.R.C.P.
© Helen Mesaros. Reproduction autorisée par Helen Mesaros, la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
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