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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Écrits

L'enfance de Gould

[Growing up Gould]

par Robert Fulford
Source

Traduit de l'anglais par la Bibliothèque nationale du Canada avec la permission de Robert Fulford

« Assieds-toi, Glenn. Tiens-toi droit, s'il te plaît. » Florence Gould avait le don de s'exaspérer et elle était donc une femme très exaspérée, qui s'en laissait imposer. Elle était fière de son fils de douze ans, son seul enfant, mais à cette fierté se mêlaient certaines contrariétés. Par exemple, il ne se soumettait pas aux règles de bon maintien et il ne voulait pas jouer dehors lorsqu'elle le lui demandait. Il avait l'air maladif et elle s'inquiétait constamment de son alimentation. Il serait sujet à attraper un rhume, c'est du moins ce qu'elle croyait, s'il avait trop chaud ou s'il se fatiguait. Ses propos n'étaient pas toujours polis, et ses opinions étaient aussi scandaleuses qu'elles étaient intelligentes. Il pouvait expliquer, sans qu'on lui demande, en se basant sur quelques disques égratignés, pourquoi Caruso n'avait jamais eu la voix d'un chanteur. Il semblait savoir à peu près tout sur n'importe quel sujet, et ce, dès le moment de sa naissance. Et, s'il y avait un sujet qu'il ne connaissait pas, il le connaîtrait probablement demain. Et il ne voulait pas se tenir droit, comme un bon garçon sage. Dans le salon, d'année en année, son corps affalé sur le somptueux canapé à côté du piano, à un point tel que son corps se trouvait presque en position horizontale, constituait une scène familière.

Florence Gould était professeur de chant à temps partiel et elle prétendait avoir pour ancêtre le compositeur norvégien Edvard Grieg. Elle et son mari, Bert, violoniste amateur et ardent partisan des festivals musicaux Kiwanis, appréciaient la belle musique. À en juger par leurs conversations, ils considéraient que la musique était importante et valable d'un point de vue moral à égalité, peut-être, avec la prière et les sermons de l'Église unie, l'honnêteté en affaires et un langage dénué de jurons. Ils n'étaient pas prêts toutefois à l'arrivée de Glenn Gould : c'était un peu comme voir une chaîne de montagnes apparaître dans la cour. À trois ans, assis sur les genoux de sa mère devant le piano, Glenn faisait la démonstration du fait qu'il avait l'oreille juste; à cinq ans, il pouvait jouer des refrains simples qu'elle lui avait montrés et même y aller de quelques compositions de son propre cru. On dut bientôt faire appel à un professeur de piano qualifié et, dès l'âge de onze ans, Glenn étudiait auprès d'Alberto Guerrero, un Chilien avunculaire dans la cinquantaine qui avait eu une carrière de concertiste en Amérique latine avant la Première Guerre mondiale et qui enseignait maintenant le piano au Conservatory of Music à Toronto. Guerrero enseigna à Glenn pendant neuf ans, après quoi le maître concéda de bon cœur qu'il n'avait plus rien à enseigner à l'élève. Au moment de sa mort en 1959, Guerrero avait pu voir Gould devenir l'un des plus grands virtuoses au monde.

Florence et Bert Gould étaient bien déterminés à donner à leur fils une « enfance normale », comme si la vie d'un génie pouvait être normale. À la maison, l'expression « enfant prodige » était prononcée comme une malédiction, si on osait le faire. Dans la mesure où ils le pouvaient, ils protégeraient leur fils du monde de la musique professionnelle. La vie malheureuse de Mozart leur servait d'avertissement. On ne permettrait pas aux gérants musicaux d'exploiter son jeune talent; on ne traînerait pas Glenn devant des auditoires pour simplement satisfaire la curiosité, à l'instar de tant d'autres malheureux garçons et filles. Le talent de Glenn et sa santé devaient être à l'abri de Glenn lui-même. Ses parents décidèrent qu'on ne devait pas le laisser travailler le piano de façon démesurée, et, après consultation avec son professeur, on imposa une limite de quatre heures par jour. Ce règlement devait être appliqué de façon rigoureuse : laissé à lui-même, Glenn aurait probablement fait du tort à sa santé en restant au piano jour et nuit.

Les affaires de Bert Gould, qui était commerçant de fourrures, étaient prospères et les cachets provenant des concerts n'ont donc jamais eu un attrait important pour la famille. Sans signes visibles de privation, la famille pouvait dépenser environ 3 000 $ par année, en dollars de 1940, pour l'éducation musicale de Glenn. Son talent se développait dans l'intimité réservée à ceux qui étaient modérément à l'aise. Néanmoins, la communauté musicale de Toronto apprit bientôt l'existence de Glenn. Il ne faisait pas partie des artistes légendaires dont le talent n'est pas apprécié dans leur ville natale. Des gens d'importance, même sir Ernest MacMillan, chef du Toronto Symphony Orchestra, comprirent dès le début que Glenn était un musicien au talent exceptionnel. Et lentement, patiemment, on permit à Glenn de commencer à donner des concerts. De 1942 à 1949, il étudia l'orgue de même que le piano, et c'est à l'orgue qu'il donna son premier concert (à l'exception des concerts scolaires et des concerts Kiwanis) au cours d'un concert de la Casavant Society à l'Auditorium Eaton le 12 décembre 1945, année de son treizième anniversaire. Un enfant qui peut jouer du grand orgue est en soi une rareté, mais un enfant qui peut le faire avec une « technique incroyable » et une « intuition d'interprétation » (selon le Toronto Evening Telegram) est un véritable miracle.

Ce jour-là, je m'étais assis à côté de Glenn sur le banc d'orgue, tournant les pages de sa partition. En troisième année, Glenn et moi étions assis l'un à côté de l'autre dans notre classe à l'école publique Williamson Road dans le quartier Beach de Toronto. Bientôt nous nous rendîmes compte, en nous faisant part de nos adresses, que ma famille allait bientôt emménager dans la maison voisine de celle de Glenn sur la promenade Southwood, juste derrière la cour d'école. (Cette proximité me permit de prendre part, quelques années plus tard, à ce qui était peut-être la première des nombreuses expériences de Glenn Gould portant sur la technologie de reproduction des sons : nos essais de transmission de messages au moyen de deux boîtes de conserve reliées par un fil.) À partir de ce moment jusqu'au début de la vingtaine, nous sommes demeurés amis, et durant une bonne partie de notre enfance et de notre adolescence, nous étions meilleurs amis. Durant les années 1950, nous nous perdîmes de vue, ayant chacun des intérêts différents, des passions différentes. Mais le fait d'avoir été si près de lui pendant une période prolongée était en soi une expérience unique. Le talent en pleine ébullition de Glenn, son ambition sans borne, son riche sens de l'humour, ce merveilleux don de comprendre tout et tout le monde du premier coup : ces qualités constituaient mon premier avant-goût du génie. Sa mort en octobre [1982], à la suite d'une attaque d'apoplexie, suscita un retour dans le passé.

« Normale » ou non, son enfance a été complètement dominée par la musique. Durant les dernières années passées à l'école publique, il venait à l'école à temps partiel afin de passer le plus de temps possible au conservatoire, avec son professeur ou seul, à travailler au piano. À l'école secondaire, il était plus absent que présent et un des enseignants lui donnait parfois des leçons privées.

Si son génie avait surpris ses parents, il avait encore plus surpris ses contemporains au Malvern Collegiate, l'école secondaire qu'il fréquentait. Rares étaient les étudiants qui auraient pu nommer un pianiste de renom de l'époque; pourtant, la plupart d'entre nous savaient que Glenn était destiné à devenir un grand pianiste. Bien entendu, nous étions incapables de distinguer entre le meilleur jeune pianiste de l'est de Toronto et le meilleur jeune pianiste au monde, mais quelque chose dans la personnalité de Glenn nous donnait la certitude qu'il serait un grand homme.

Ses amis du collège le jugeaient curieux : on pouvait parfois le voir diriger un orchestre invisible en s'en retournant à la maison à pied, ses deux bras battant l'air alors qu'il chantonnait les parties « po-pom, po-pom, dom-pom ». Pourtant, ils se moquaient rarement de lui : ils étaient plutôt portés à le considérer avec un respect prudent. Sa mère désirait ardemment qu'il passe une enfance « normale » (c'est-à-dire non musicale) avec des amis et, en rétrospective, je crois que notre amitié était quelque peu attribuable à ses encouragements. Malgré les désirs de sa mère, il ne participait à aucun des passe-temps habituels de jeunes garçons. Je ne peux me rappeler un moment où il ne semblait pas quelque peu étranger au groupe. À ma connaissance, il n'a jamais raconté de blagues à connotation sexuelle ou ne s'est jamais interrogé de vive voix sur l'anatomie des jeunes filles. Il ne s'adonnait à aucun sport, et si quelqu'un lançait une balle de base-ball ou un ballon de football soit parce qu'il ne le connaissait pas ou pour le taquiner, il baissait les bras et se retournait, laissant l'objet tomber sur le sol. Ses longues mains aux doigts effilés devaient servir à des activités plus importantes et il les protégeait avec grand soin.

Ses goûts musicaux étaient très sélectifs dès sa plus tendre enfance et, à la fin de son adolescence, il avait délimité ce qui allait constituer ses goûts durant la première étape de sa carrière. Il aimait la musique du dix-huitième et du vingtième siècle, mais était peu attiré par la musique du dix-neuvième siècle et n'avait absolument aucune patience pour tout ce qui portait le nom de « romantique ».

Toutefois, cette minutie ne se reflétait pas dans son travail scolaire. Sa calligraphie était atroce, au désarroi de ses enseignants de l'école publique. Je me souviens du moment où nous nous sommes tristement résignés au fait que l'un ou l'autre de nous deux se classerait toujours bon dernier dans cette discipline. Dans certains sujets, il saisissait tout avec une rapidité incroyable. Comme la plupart des bons musiciens, il se sentit immédiatement à l'aise avec les mathématiques. Dans la classe de géométrie de dixième année, il dévora littéralement le manuel scolaire. Il parcourait les pages à toute vitesse, terminant le programme de l'année dès le mois d'octobre, tout en s'arrêtant de temps à autre pour m'expliquer quelque chose. Il aimait la littérature, mais n'aimait pas le travail de mémorisation, qui faisait à cette époque partie du programme d'enseignement de l'anglais. Lorsque nous avions à mémoriser un poème, il le transposait en musique, puis nous nous assoyions côte à côte sur le banc de piano et nous le répétions en chantant jusqu'à ce que nous le connaissions par cœur.

Gould ne sembla jamais douter de son talent de musicien et, au début de son adolescence, son imagination prenait son envol vers un monde lointain dans lequel il prendrait bientôt place avec triomphe. Dans son esprit, les grands musiciens d'Europe et d'Amérique du Nord étaient déjà ses collègues, même s'ils n'avaient jamais entendu prononcer son nom. À l'âge de dix-neuf ou vingt ans, toujours inconnu à l'extérieur du Canada, il fit jouer pour moi un disque d'une partita de Bach interprétée par un des plus grands interprètes de Bach de l'époque et joua ensuite sa propre version. Il m'expliqua ensuite pourquoi sa version était supérieure et, dans mon ignorance, je sentais que je le comprenais. À ce moment, comme plus tard d'ailleurs, il était un orateur né qui connaissait son auditoire. Sans le savoir, il s'exerçait pour ces entrevues et articles brillants grâce auxquels il établirait sa réputation comme un des meilleurs locuteurs du monde musical du siècle, mais il se dirigeait aussi, sur le plan émotif, vers une acceptation de sa destinée. Quelques années plus tard, de retour d'un concert à Berlin, il lut à ma femme et à moi une citation d'un des critiques allemands les plus en vue. Le critique avait dit que Gould était le meilleur pianiste à jouer à Berlin depuis Busoni, et, bien entendu, Gould s'était immédiatement mis à chercher la date de la mort de Busoni. Busoni était mort en 1924 et Glenn gloussa de plaisir. Même la culture allemande l'avait accepté et aux conditions qu'il avait dictées. Plus tard, il changea ses conditions : il ne donnerait plus de concerts, il enregistrerait des disques d'une originalité remarquable, mais on l'accepterait toujours.

Il y avait toujours des critiques qui trouvaient les interprétations de Gould excentriques (celles de Beethoven, par exemple), mais je doute qu'il les prenait au sérieux. Son opinion sur les critiques en général s'était apparemment formée en lisant les critiques plus ou moins professionnels qui écrivaient pour les journaux torontois de sa jeunesse. Il adorait raconter l'histoire de la dame âgée qui rédigeait des critiques pour un quotidien de Toronto et qui, tout en exprimant son admiration pour le talent de Gould, lui demandait de ne pas jouer Mozart : elle disait qu'il le jouait si doucement qu'elle ne pouvait l'entendre avec son appareil auditif. Plus tard, à New York, il rencontra le critique du New Yorker Magazine, un homme qui avait une réputation musicale de moindre importance, et il racontait avec un enthousiasme animé comment l'homme s'était abaissé à lui parler. Parfois, il semblait aimer les coulisses du monde musical, les potins, les médisances, les ego gonflés à bloc presque autant que la musique. Il prenait même un plaisir innocent à contempler les jalousies que suscitait son talent parmi ses contemporains.

Au début des années 1950, avant de donner son premier concert au Town Hall de New York à l'âge de vingt-deux ans, Glenn était mon partenaire dans une petite compagnie appelée New Music Associates. Nous avions organisé trois concerts au Royal Conservatory, et Glenn était la tête d'affiche à chacun de ces concerts. Un concert était consacré à l'œuvre musicale d'Arnold Schoenberg, un autre, à l'œuvre de Schoenberg et de ses élèves Alban Berg et Anton von Webern, et le troisième était consacré à Bach. Glenn expliqua alors comment Bach était réellement un musicien moderne et qu'il pouvait donc être présenté par New Music Associates. Je vendais les billets, je m'occupais de la publicité et de l'impression des programmes et je recrutais des amis pour faire fonction de placiers. Glenn s'occupait de la musique. Les concerts attiraient des auditoires de taille respectable (Maureen Forrester a fait ses débuts à Toronto à un de ces concerts), mais la compagnie cessa de les organiser. Glenn avait joué les Variations Goldberg pour la première fois en public à un concert de Bach et elles constitueraient bientôt le début du succès de ses enregistrements. Dès le milieu des années 1950, il n'aspirait plus à une vie musicale et ne tentait plus de la promouvoir, il l'incarnait dorénavant de façon triomphale.

Source : Saturday Night
Toronto, New Leaf Publications [etc.]. -- v. ill. (some col.) 29 cm., -- Vol. 97, no. 12 (December 1982). -- ISSN 0036-4975 -- P. 3-5
© Robert Fulford. Reproduction autorisée par Robert Fulford, la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
nlc-5455

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